Retour à l'Ouest
conquérir et d’organiser la production…
Nous nous retrouvons dans les congrès, au Kremlin, dans la
salle des colonnes de la Maison des syndicats. Sa blouse blanche, déboutonnée
au col, son profil accentué, sa cordialité. Nous nous retrouvons le soir dans
la chambre de Joaquín Maurín, au Lux [156] ,
pour parler d’art, d’armée rouge, de terreur rouge, d’organisation, agiter tous
les grands problèmes. Nous y sommes bien, au cœur des grands problèmes : ce
ne sont pas des mots, ce sont des vies – et les nôtres d’abord – que nous
engageons.
1923. Nous nous attablons dans un café du Ring, à Vienne. Andrés,
après la prison en Allemagne, s’est réfugié à Moscou ; il est le
secrétaire de l’Internationale des syndicats rouges. Il passe par ici en
mission. Il m’apporte de sombres nouvelles. Lénine s’en va. Lénine est
peut-être mourant. Lénine sait qu’il est fini. Il y a dans les yeux de Lénine
une tristesse atroce. Il a peur de ce qui se fera après lui. Boukharine va le
voir, dans les jardins de Gorki, caché derrière des buissons pour ne pas le
troubler. Puis Boukharine revient, le regard brouillé, disant : « Il
souffre inimaginablement, il a toute sa conscience… » Parfois, d’un signe,
Lénine demande un journal et en épelle du bout des lèvres le titre… Lénine
parti, la crise s’ouvrira ; nous connaissons bien les maladies de la
révolution ; nous voyons se lever sur l’horizon de vastes ombres…
1927, Moscou. Andrés s’est rangé du côté de l’opposition. Il
est de ceux qui réclament dans le parti bolchevique le droit de penser, le
droit de parole ; et une réforme capitale du régime, en vue de revenir à
la démocratie ouvrière. Hors de là, pas de salut, nous le sentons tous. Exclus
du parti, limogés, bien entendu. Serons-nous déportés comme les copains ? Sa
femme, ses deux fillettes, ses livres, sa table de travail, sa vie de grand
travailleur, tout cela doit disparaître demain, quand, escorté d’hommes du
Guépéou, il partira pour le Kazakhstan. Il ne part pas et s’en étonne : c’est
à cause de son renom à l’étranger.
1931. La révolution soulève enfin des foules à Madrid. Andrés
est accouru chez moi à Leningrad. Nous tenons conseil. Il rit comme un enfant.
« Figure-toi qu’à Madrid les flics portent des pèlerines à revers rouges ;
le troisième jour, ils les ont retournées. C’est ça, leur adhésion aux
événements… » « Écoute encore, mon vieux. On a vu des milliers de
types faire la file aux portes des permanences du parti de Primo de Rivera :
ils venaient se désaffilier d’urgence, tu saisis… Un archevêque s’est désaffilié
par télégramme. C’est un monseigneur prudent et pressé… » Le comique du
drame, Andrés le comprend à fond. Il enverra demain au Comité central une sommation
écrite d’une telle encre qu’il faudra bien ensuite qu’on le f… en prison ou qu’on
le laisse partir… Si c’est la prison qui l’attend, je ferai ceci, cela, le peu
que je pourrai. Si c’est la libération, il tâchera de m’aider à sortir de ma
demi-captivité. Je me souviens nettement d’un mot de lui. « D’ailleurs
là-bas aussi, je dois me préparer à encaisser pas mal de prison… Ce sera
rudement compliqué, la révolution espagnole… » Peu de temps après, je
reçus de lui une carte timbrée de Riga…
1932. Olga – sa femme – m’envoie de Barcelone un mot où
pointe l’angoisse. La réaction semble l’emporter après les révoltes anarchistes.
Andrés, arrêté, a été conduit dans le Midi, peut-être pour être traduit en cour
martiale, peut-être pour être déporté en Afrique… J’avertis des amis de France,
mais ils ne recevront jamais ma lettre. Et je ne saurai plus rien d’Andrés. À l’autre
bout de l’Europe, je suis moi-même coffré : j’en ai pour des années.
1936, Bruxelles. Ses lettres m’arrivent enfin, hâtives, bousculées,
pleines de faits et de force. Il est à la tête d’un parti ouvrier d’extrême
gauche, formé d’anciens communistes opposants, résolument hostiles au
stalinisme totalitaire. Il mène une rude partie, entre les anarchistes qui ne
voulant point « faire de politique » en font souvent, avec le plus
beau courage, de fort mauvaise, les républicains indécis, bourgeois au fond, l’intrigue
stalinienne grandissante… Il voit dangereusement clair, avec sa longue
expérience de Russie. Pendant les premiers
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