Retour à Soledad
pour jouer à l'infirmière. Pas plus que moi il ne croit à cette vocation, et il s'interroge sur les vraies raisons de son engagement. Devant moi, il a dit à Malcolm qu'un homme doit se faire obéir de son épouse et qu'il aurait dû imposer à la sienne le retour au foyer sans tergiverser, rapporta le major.
Quand Mark Tilloy détailla la tentative de suicide de Gertrude Lanterbach, Edward Carver exprima par un balancement de tête désabusé le serrement de cœur ressenti.
– Il semble que, parfois, nous sous-estimions la force destructrice d'un sentiment car, comme l'a écrit le vieux Goethe : « Chaque femme exclut par nature tout autre femme. Un homme appelle un homme, il en créerait un s'il n'existait pas. Une femme vivrait une éternité sans souhaiter une semblable », cita-t-il.
Approuvé par tous, il leva son verre.
Au cours des semaines suivantes, les événements s'accélérèrent dans le Cornfieldshire. On apprit d'abord le départ de Malcolm Murray pour les États-Unis. Après une admonestation d'une rare violence au cours de laquelle lord Simon frôla la crise d'apoplexie et jeta son tampon-buvard par la fenêtre de son cabinet de travail, le séducteur se vit ordonner de faire ses bagages pour se rendre au plus tôt à Washington.
Le gouvernement américain venait d'accorder des chartes à deux compagnies de chemins de fer qui s'engageaient à construire la ligne est-ouest à travers les États de l'Union : Union Pacific Railroad et Central Pacific Railroad. Comme les autorités promettaient des aides financières importantes pour ces travaux et que lord Simon était actionnaire des deux compagnies intéressées, il tenait à ce qu'un homme de confiance suivît pour lui les tractations administratives. Excellent prétexte pour éloigner pendant des semaines l'honorable Malcolm Murray de Soledad et de Varina, à qui lord Simon avait également dit son fait, allant jusqu'à la traiter de Bethsabée philistine !
En revanche, Gertrude Lanterbach, tenue à l'écart de ces chicanes, accepta de différer son départ. Mark Tilloy ne fut pas étranger à ce changement d'attitude. Dès le lendemain de l'installation de l'Alsacienne à Valmy, le capitaine, venu s'enquérir de la santé de celle qu'il avait sauvée de la noyade, s'était offert à la distraire, « pour lui changer les idées », avait-il dit. Gertrude, ne pouvant refuser l'amicale proposition de l'homme à qui elle devait la vie, avait d'abord fait quelques pas avec Mark jusqu'à Pirates Tower, puis l'avait accompagné au village des artisans pour faire des emplettes avant d'embarquer, un matin, sur la barque à voile bahamienne du marin, pour une visite à Fish Lady sur l'îlot de Buena Vista.
– Il s'agissait de la réconcilier avec la mer, expliqua Tilloy à Charles au soir de cette brève croisière.
– Vous couriez le risque de la voir récidiver et se jeter à l'eau, observa Desteyrac.
– Aussi ne l'ai-je pas quittée d'un pouce, jusqu'à ce qu'elle me dise en souriant : « Finalement, c'est bon, la vie. Je veux oublier le passé et ma bêtise. » Savez-vous que cette belle fille m'a remercié d'un baiser sur la joue ? rapporta Tilloy, faraud.
Depuis ce jour, Charles et Ounca suivaient, amusés, la cour respectueuse que Mark faisait à la jeune femme. Peu habituée à autant d'attentions et de prévenances, Gertrude, après deux semaines de rencontres quasi quotidiennes avec le marin, proposa elle-même une excursion au mont de la Chèvre. Catholique romaine, elle souhaitait accomplir une action de grâces au cours d'un pèlerinage à la chapelle de l'ermite. Ils s'y rendirent dans le landau des Desteyrac, conduit par Timbo. De cette promenade Mlle Lanterbach revint rieuse et détendue, un gardénia blanc au corsage.
Le même soir, Timbo rapporta à Charles que le père Taval avait accueilli avec chaleur les promeneurs avant de tirer de sa cave ce qu'il assurait toujours être la « dernière bouteille de vin », et fait servir par Manuela un chowder 1 dont l'Arawak avait eu sa part. « J'y crois que mam'selle Gé't'ude et captain Tilloy y s'entendent bien, mossu », avait ajouté Timbo avec un plissement malicieux des paupières que Charles sut interpréter.
À Valmy, Ounca Lou devait consoler une autre femme déçue, Viola, sœur d'Adila, la nurse de Pacal. La jeune fille était depuis plusieurs mois sans nouvelles de Robert Lowell, l'ingénieur de
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