Retour à Soledad
circonstanciés, car bon nombre des membres connaissaient les ports et les lieux cités dans les communiqués. Il en était de même, le vendredi, à Cornfield Manor lors du rendez-vous rituel des intimes. Ces réunions informelles restaient strictement masculines, Simon affirmant que la présence des dames oblige les gentlemen à surveiller leur langage et nuit à la sincérité de leurs propos.
En automne, le club et le manoir connurent une effervescence inhabituelle. Les journaux révélaient qu'Abraham Lincoln, président des États-Unis, allait proposer, dans son discours de fin d'année, le 25 décembre, un nouvel amendement 5 à la Constitution, lequel fixerait au 1er janvier 1863 l'abolition de l'esclavage. On rapportait qu'une indemnité serait accordée aux propriétaires qui auraient, avant cette date, perdu leurs esclaves par les hasards de la guerre.
– Voilà une rumeur qui risque d'inciter les nègres à la révolte, observa lord Simon.
– Lincoln tient compte du fait que les abolitionnistes sont de plus en plus nombreux au Nord, alors qu'on les traitait jusqu'à ces derniers mois de fauteurs de guerre, dit Tilloy.
Ce soir-là, dès son retour à Valmy, Charles Desteyrac invita son épouse à se rendre chez Varina.
– Ces nouvelles doivent la mettre en transe. Nous devons avoir pitié d'elle, Ounca.
Celle-ci fit atteler et se rendit auprès de l'épouse de Bertie III. Une heure plus tard, elle était de retour à Valmy.
– Elle prend assez bien les choses. Elle se dit certaine que les dirigeants de la Confédération ne tiendront aucun compte de cette proposition de Lincoln qui ne serait, d'après ce que lui a écrit son mari, « qu'un expédient pour faire croire aux Européens que le seul but de la guerre est l'abolition de l'esclavage », rapporta Ounca Lou.
Les nouvelles transmises par les forceurs de blocus, de plus en plus actifs, et que les marins rapportaient de Nassau, reflétaient les incertitudes des combats livrés depuis l'été en Virginie. Après avoir un temps menacé Washington, les Sudistes avaient subi en septembre de lourdes pertes lors d'une bataille sur l'Antietam, affluent du Potomac. Mais les Nordistes venaient de perdre douze mille six cent cinquante-trois hommes, le 13 décembre, à la bataille de Fredericksburg, sur la rivière Rappahannok, alors que les Sudistes ne comptaient que cinq mille trois cent neuf morts ou blessés.
Chaque fois que Varina avait connaissance d'une victoire sudiste, elle se rendait chez Ann, se mettait au piano et jouait Dixie's Land , un air que Daniel Decatur Emmet avait composé en 1859, et qui, popularisé sous le simple titre de Dixie , était devenu chanson de marche des armées confédérées.
Conséquence des offensives et contre-offensives des belligérants dans une guerre qui n'avait pas de front géographiquement défini, les familles dont les propriétés se trouvaient soudain à proximité des lignes de feu, voire dont les terres devenaient parfois champs de bataille, cherchaient refuge aux Bahamas. Les rumeurs grandissantes relatives à l'annonce que ferait prochainement Lincoln augmentaient la panique, accélérant d'autant la fuite des planteurs des Carolines et de Virginie.
L'an 1862 s'acheva sans que les ouragans, attendus et redoutés depuis le mois d'août, se fussent manifestés. Seuls quelques orages tropicaux avaient arrosé l'automne. Au cours de la grande réception de fin d'année donnée à Cornfield Manor, tout le monde se réjouit de ce répit climatique, sauf Maoti-Mata qui vit dans la défection des ouragans un mauvais présage.
Toujours attentifs aux paroles du vieil Indien, lord Simon et Charles Desteyrac échangèrent un regard anxieux.
– Old Gentleman, dites-nous le fond de votre pensée, demanda Cornfield.
– Comme une avare, la nature engrange tempêtes, ouragans et cyclones. Elle les unit, les berce, les engraisse, les muscle pour les faire se déchaîner, plus forts que jamais, quand bon lui semble. Alors, mes amis, il y aura du malheur sur nos îles ! prédit le cacique avec gravité.
1 Sorte de bouillabaisse composée de conches, de homard et de poisson, que l'on sert accompagnée de riz au curry.
2 L'ordre du jour numéro 28 du général Butler, affiché le 15 mai 1862 à New Orleans et connu sous le nom de Women Order , prévenait les femmes qui manqueraient de respect à des officiers ou soldats de
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