Retour à Soledad
« qu'il n'existât aucun secret » entre elle et lui.
Charles conclut qu'il ne pouvait retirer son estime à Otti, pas plus que rompre l'indéfinissable attachement voué à celle qui voulait tant aimer et être aimée.
Le bourdonnement cuivré de la trompe du bateau-poste tira l'ingénieur de ses réflexions. Après son circuit dans les îles habitées, le vapeur qui, le matin même, avait apporté la lettre de Bob Lowell, venait de faire à nouveau escale à Soledad pour charger courrier et passagers à destination de Nassau. Du promontoire où il se tenait, Charles vit le bateau sortir du port occidental, crachant sa fumée grise et traçant son sillage. À Valmy, l'heure du dîner, auquel étaient conviés Mark Tilloy et Gertrude Lanterbach, allait bientôt sonner. C'est au trot rapide de Zéphyr que, rasséréné, il regagna sa demeure au pied du mont de la Chèvre.
En approchant, il lui parut étonnant que sa femme sortît précipitamment sur la galerie, avant même que Timbo accourût pour dételer. L'air sérieux d'Ounca Lou, naturellement souriante d'ordinaire, l'inquiéta.
– Vous en faites, une mine ! Que se passe-t-il ?
– Je dois vous parler avant que Tilloy n'arrive. Toujours ponctuel, il sera là d'une minute à l'autre, dit-elle en prenant le bras de son mari.
– C'est à propos de ses amours avec Gertrude ? demanda Charles.
– Bien sûr, dit Ounca Lou.
Égoïstement rassuré de savoir que les siens n'étaient pas concernés, il s'assit dans un fauteuil sur la galerie et réclama un verre de jus d'ananas relevé d'une rasade de rhum.
– Alors, quelles sont les nouvelles du front ? lança-t-il.
– Gertrude nous a quittés cet après-midi. Elle vogue, à l'heure qu'il est, sur le bateau-poste, pour Nassau, où elle prendra la malle de la Jamaïque pour l'Angleterre.
– Vous aviez raison : elle ne doit pas beaucoup tenir à Mark.
– Mais elle n'est pas seule. Ottilia s'est embarquée, elle aussi, pour l'Europe.
– Otti est partie sans prévenir... et par le bateau-poste ? fit Charles, interloqué.
– Au commencement de l'après-midi, elle est venue à la maison. Elle a eu une brève conversation avec Gertrude, après quoi elles m'ont annoncé leur départ immédiat pour l'Europe. Départ, à mon avis, prévu depuis longtemps, car les bagages de Gertrude étaient prêts. Ainsi, ma chère demi-sœur retrouve sa fidèle suivante, loin de Murray. Quant à Gertrude, elle marque clairement son refus d'épouser Mark. Sachant que nous devions dîner tous les quatre, elle m'a confié une lettre pour lui.
Si la fuite de l'Alsacienne laissait Charles indifférent, celle d'Ottilia le troublait. Il imagina qu'après ce qu'elle avait contraint Hocker à révéler, elle préférait s'éloigner de Soledad, redoutant qu'il ne critiquât avec mépris sa conduite passée et ne lui fît sentir une irrémédiable perte de confiance.
– Que pensez-vous de cette fugue concertée, Charles ? demanda Ounca Lou pour rompre le silence méditatif de son mari.
– Je pense que les femmes sont des êtres versatiles, frivoles, mobiles, incompréhensibles, et que La Rochefoucauld a raison quand il écrit : « Il n'est rien de plus naturel ni de plus trompeur que de croire qu'on est aimé », cita Charles.
– L'amour que je vous porte n'est pas trompeur ! s'insurgea Ounca Lou, mimant une moue outragée.
– Vous êtes l'exception qui confirme la règle, plaisanta Charles en attirant sa femme sur ses genoux pour l'embrasser, impétueux et tendre.
Un toussotement mit fin à leurs effusions. Superbe dans son uniforme blanc, Mark Tilloy se tenait, jovial, sur la galerie, sa casquette à galons d'or sous le bras.
– Charmant spectacle. Désolé de vous interrompre !
Ounca Lou fit asseoir l'officier tandis que Timbo, qui connaissait les goûts de cet habitué, apportait un pink gin .
Tilloy mira l'alcool dans le soleil couchant pour apprécier le ton rosé du mélange, et félicita l'Arawak.
– Tu as maintenant bien appris à doser correctement l'Angostura bitters et le gin, dit-il.
En préambule, Charles informa son ami du triste sort de Robert Lowell, et Ounca Lou dit combien la petite Viola avait été heureuse de savoir l'ingénieur américain vivant.
– Entre deux sanglots, elle m'a dit : « Qu'il vienne, qu'il vienne ! Moi, j'ai mes mains. Je m'occuperai de
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