Retour à Soledad
tout émue qu'Ounca Lou quitta Valmy, pour répondre à l'invitation de Maoti-Mata. Chemin faisant, seule dans le boghei qu'elle conduisait, elle pensa à sa mère, pure Arawak, morte en lui donnant le jour. Si cette femme avait vécu, peut-être lui eût-elle révélé des connaissances que n'enseignait pas le collège américain où, grâce à Lamia, elle avait fait ses études ? Toutefois, les plus éminents médecins de New York n'avaient pu guérir Ann de sa paralysie des membres inférieurs. Les vieilles Arawak et Maoti-Mata, cacique et boyé 1 de la caste des initiés, feraient-ils mieux ? « Je veux y croire », se répétait Ounca Lou avec force, comme si son sang indien lui conférait une foi qui ne relevait pas de la religion anglicane, dans laquelle elle avait été instruite, mais d'une cosmologie oubliée.
La place du village était déserte quand elle s'y présenta. Seules quatre femmes voilées, vêtues d'amples tuniques blanches, à rayures verticales rouges, s'activaient autour d'un étrange lit, fait d'une claie de branches de gaïac tressées et supporté aux quatre angles, à deux pieds du sol, par des blocs de calcaire corallien.
Les femmes firent signe à Ounca Lou de se tenir à distance, puis lui désignèrent un tabouret où elle s'assit. Alors que la lumière du jour naissant devenait plus intense, les Arawak allumèrent sous le lit un mélange de branchettes et d'herbes odorantes. Elles alimentèrent ensuite les flammes jusqu'à ce que le tapis de braises fût suffisamment uniforme et épais pour chauffer de gros galets qu'elles disposèrent avec soin. Quand des fumerolles parfumées montèrent à travers le treillis de la claie, une jeune fille sortit d'une case, poussant la chaise roulante sur laquelle Ann dodelinait de la tête, comme à demi endormie. Ounca Lou comprit qu'on avait dû faire boire à l'infirme une de ces décoctions, à base de datura et de sève de cactus, dont les Arawak usaient comme narcotique.
Ann ne remarqua même pas la présence d'Ounca Lou. Soulevée par les officiantes, l'Américaine fut dévêtue avant d'être allongée, nue, sur la claie de bois dur, et couverte d'un drap blanc que les femmes parsemèrent de mousse grasse, cueillie autour des palétuviers.
Ounca Lou vit bientôt la sueur ruisseler sur le visage d'Ann qui, indifférente, ne semblait pas souffrir du traitement. Soudain, un soleil neuf illumina la scène et Maoti-Mata apparut sur le seuil de sa case. La tête ceinte d'un large bandeau de cuir planté de plumes d'aigrette, habillé d'une dalmatique constellée de signes indiens multicolores, il tenait en main une aiguière de terre cuite, qui contenait un liquide. Arrivé au pied du lit où reposait Ann, il vida dans le récipient la poudre extraite d'un tube d'argent et, sous le regard étonné d'Ounca Lou, le contenu de l'aiguière se mit aussitôt à bouillonner en dégageant une vapeur bleutée.
Avec componction, le cacique fit le tour du lit, versant sur chacun des galets chauffés par la braise un peu du contenu de l'aiguière. Le liquide, entrant en contact avec la pierre brûlante, générait d'étranges volutes d'un bleu intense, ni flamme ni vapeur. Celles-ci se répandirent uniformément, sans en déborder, sous le treillis où reposait Ann, tel un matelas de buée. Sur un signe du cacique, les femmes retirèrent les quatre supports qui formaient pieds de lit, lequel, à l'immense étonnement d'Ounca Lou, resta suspendu comme si le fluide bleu était un support solide suffisant.
Stupéfaite par cette lévitation magique, Ounca entendit Maoti-Mata tirer une exquise modulation d'une flûte triple, pendant que le fluide bleu s'évaporait et que les officiantes remettaient en place les supports du lit.
Dans un silence seulement troublé par le pépiement des oiseaux, Maoti-Mata se retira et les femmes, ayant débarrassé Ann de sa couverture de mousse, bassinèrent son visage. L'infirme rouvrit les yeux, étonnée par sa nudité. Les Arawak achevèrent sa toilette, puis la couvrirent d'un drap et firent signe à Ounca Lou d'approcher.
– Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle.
– Comme quelqu'un qui sort d'un sommeil réparateur et qui...
Ann s'interrompit brusquement et jeta un cri.
– Regardez ! Regardez ! Mon pied a remué ! C'est vrai, dites, Ounca, regardez, je peux bouger le bout de mon pied, je peux bouger mon pied !
Maoti-Mata vint constater le fait.
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