Retour à Soledad
L'infirme pouvait remuer faiblement le pied.
– Croyez-vous que je vais tenir sur mes jambes ? lança-t-elle, très excitée.
– Un jour peut-être, mon enfant. Nous renouvellerons nos soins au moment favorable, dit le cacique qui ne voulait pas donner de fausses espérances à l'infirme.
– Mais je veux marcher, je le veux ! s'écria Ann.
– Si vous le voulez avec obstination, peut-être y parviendrez-vous avec notre aide, ajouta Maoti-Mata avec un regard à Ounca Lou.
Ann rhabillée, assise dans son fauteuil à roues, se revit infirme comme devant, sauf qu'elle remuait d'une façon imperceptible les orteils, ce qui suffisait à lui causer une joie infinie et lui faisait espérer d'autres améliorations.
Au moment de quitter le village, elle voulut remercier les femmes soignantes.
– Elles n'ont été qu'instruments de nos dieux, chère enfant. Vous ne devez pas voir leur visage. Elles sont retournées à leurs occupations. Mais, si vous voulez aider la nature, qu'on vous baigne, nue, dans l'eau de mer, quand le soleil est au zénith, comme l'a déjà conseillé le docteur Kermor, acheva le cacique.
Dès le lendemain, ce fut Tilloy qui se chargea, sous le regard amusé d'Uncle Dave, de porter Ann, nue dans ses bras, jusqu'à la mer, et de l'immerger dans les vagues à l'heure méridienne. Si la fille de Jeffrey Cornfield, dont le corps, hormis les jambes presque réduites à l'os, conservait beauté et harmonie des formes, avait accepté sans rechigner le traitement et le baigneur, Margaret Russell se dit choquée, devant Ounca Lou, d'un tel exercice.
– Ces deux-là s'élèvent au sommet de l'impiété ! souffla-t-elle, indignée.
– Ann n'est pas plus nue aujourd'hui, dans les bras de Mark, qu'à l'époque où ils se retrouvaient dans le même lit à New York ! Je me plais même à imaginer que cette situation leur rappelle, à tous deux, de bons moments. Ce qui est excellent pour le moral de notre infirme ! persifla Ounca Lou avec un sourire.
Dès la fin de la guerre civile américaine, les forceurs de blocus, n'ayant plus de fret à transporter, avaient commencé à quitter Nassau. Certains vendaient leur « lévrier des mers filant dix-neuf nœuds » avant d'embarquer, lestés de dollars et de livres sterling, sur un paquebot de la Cunard, à destination d'une Amérique pacifiée. Comme ces marins du commerce prêts à courir d'autres fortunes, ou ces officiers en congé de la Royal Navy désireux de reprendre leurs fonctions, de nombreux hommes d'affaires et aventuriers, que la contrebande d'armes avait attirés aux Bahamas, retournaient chez eux, ainsi que les prostituées venues le plus souvent de New Orleans. Seuls restaient, avec l'intention de s'établir dans les îles les plus fertiles, des réfugiés du Sud vaincu, familles aisées des Carolines, de Virginie ou de Georgie dont les biens avaient été saisis ou détruits. Ces propriétaires d'esclaves, souvent exclus de la loi d'amnistie promulguée par le président Andrew Jackson, se montraient peu pressés de regagner les États du Sud, occupés par les troupes fédérales et soumis à une administration rancunière des Yankees. Désenchantés et amers, ils constituaient provisoirement la dernière clientèle du Royal Victoria Hotel, dont les jardins et le hall, autrefois très animés, ressemblaient de plus en plus, au fil des semaines, aux dépendances d'un couvent.
En ville, sur Bay Street, les boutiques, hier achalandées et prospères, commençaient à se vider, les commerçants souffrant à la fois du départ de leurs pratiques et de la baisse subite des prix. On trouvait maintenant à acheter, en ville et aux alentours, de belles maisons, construites au temps de la prospérité. Les propriétaires d'immeubles, contraints de baisser les loyers, devaient accepter des locataires dont la solvabilité n'était plus garantie. De nombreux Noirs, qui avaient fui les États du Sud au temps de l'esclavage, se préparaient à y retourner pour jouir sans restrictions, croyaient-ils, d'une liberté octroyée par le défunt président Abraham Lincoln, et confirmée par son successeur. Employés comme débardeurs ou portefaix, certains avaient amassé un pécule avec lequel ils comptaient acquérir une terre, près des plantations où ils étaient nés dans la servitude. Ceux qui, ayant fondé une famille au cours de leur exil, choisissaient de rester aux Bahamas, se
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