Retour à Soledad
récoltes. C'est aujourd'hui, aux Bahamas, une espèce protégée par le National Trust.
6.
Charles Desteyrac n'était pas homme à se complaire à l'examen de son image. Il usait du miroir pour raser sa barbe et coiffer ses cheveux, sans s'attarder. Enfant, plus soucieux alors de l'aspect de sa personne, il s'était entendu dire par sa pieuse grand-mère paternelle : « À se regarder dans la glace, on voit paraître le diable ! » Ce matin-là, se souvenant de cette mise en garde, il adressa un sourire à son reflet, et lui revint à l'esprit la conversation sur l'avancée en âge, qu'il avait eue avec Ottilia. Considérant plus attentivement son visage, en homme qui ne craint pas le diable, il établit un bilan sincère. Le regard bleu dur restait aussi vif, les joues aussi creuses, le cou sans plis, alors qu'aux tempes des striures en éventail dessinaient ce que Mme de Saint-Forin nommait pattes d'oie. Sa peau, brunie par le soleil et l'air marin, ne le différenciait plus des vieux insulaires, hâlés comme des boucaniers. Seule touche récente dans ce portrait encore acceptable, sa chevelure brune, légèrement ondulée, se niellait d'argent.
En ce printemps 1868, c'était la première fois depuis longtemps qu'il s'intéressait autant à son physique, et cela lui fit prendre soudain conscience que dix-huit mois s'étaient écoulés depuis la mort d'Ounca Lou.
Les saisons s'étaient succédé sans qu'il y prît garde, car il emplissait intensément ses journées. Naviguer avec Colson à bord de l' Apollo , de Soledad à Eleuthera, pour surveiller les plantations d'ananas et la production de la conserverie, visiter les salines et les chantiers ouverts à Great Inagua, Crooked Island et Ragged Island, séjourner à Nassau, centre des affaires, pour représenter lord Simon de qui il était devenu, au grand dam de Murray, l'homme de confiance, le protégeait de tout repli sur soi et de tout abandon à la mélancolie.
Invité permanent à Cornfield Manor, il partageait, plusieurs fois par semaine, le dîner du lord, occasion d'entretiens confiants et, de la part de Simon, de confidences circonstanciées.
Un soir d'avril, comme Charles se remémorait avec son hôte les quinze années passées depuis son arrivée à Soledad, lord Simon intervint.
– Il faut se rendre à l'évidence : le temps n'est pas d'un écoulement régulier, dit-il.
– « L'idée de durée résulte de la conscience de la permanence du moi à travers la succession des phénomènes », assurait le jésuite qui m'a enseigné la philosophie, cita Desteyrac.
– Et cela vous satisfait ?
– Non. C'est un encadrement trop étroit de la perception que nous pouvons avoir de la marche du temps. L'âge venant, le temps me paraît de plus en plus se contracter. Nous ne comptons pas les heures comme les pendules, car beaucoup d'une vie peut tenir en un court moment, alors que des années défilent, sans laisser de repères dans nos mémoires. Pour en avoir fait l'expérience, je sais que ce sont les drames, maux, chagrins, déceptions, crises morales, qui, plus que les jours heureux, plantent les jalons datés d'une destinée, dit l'ingénieur.
– La mienne n'en fut pas exempte. N'empêche, n'est-ce pas, que nous passons nos vies à chercher ce qui pourrait nous faire croire à l'éternité promise par les Évangiles, alors que nous ne verrons jamais plus loin que la mort. C'est pourquoi, mon ami, je me soucie de votre bien-être moral et de votre solitude, développa le vieil homme en raccompagnant son gendre sur la galerie.
– Rassurez-vous, je ne me sens pas seul ici. Ne suis-je pas en famille ? répondit Charles.
La solitude, qui aurait dû faire éprouver au veuf la vacuité des longues heures figées dans le souvenir d'Ounca Lou, des nuits sans amour, parfois sans sommeil, au contraire, le projetait de jour en jour, de semaine en semaine, de mois en mois, dans de nouvelles entreprises. Par une activité quotidienne organisée, il avait atteint à l'indifférence au temps, comme si montres et horloges, en répétant les mêmes heures au même rythme, ne tenaient plus, calculatrices confuses, qu'un fallacieux compte des jours, passant par profits et pertes les instants vides.
Souvent convié par Malcolm Murray à Exile House, surtout en l'absence d'Ottilia, soit qu'elle conduisît Ann au bain, soit qu'elle visitât les malades, Desteyrac appréciait l'érudition de
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