Retour à Soledad
préféré les vraies femmes, dit Charles.
– Bien sûr : les vraies femmes ! Ounca est une vraie femme, n'est-ce pas ? Belles formes, intelligente, instruite et capable de donner le jour à des enfants...
Charles reconnut dans l'élocution et le ton d'Ottilia les signes de la mélancolie latente de son amie qui émergeait quand Otti se trouvait, comme ce soir-là, dans une assemblée où chaque femme avait sa place, où passaient dans la conversation et les regards des effluves de complicité entre époux, ou même, comme ne tentait pas de le dissimuler Malcolm et les petites Russell, les effluences de sensualités prêtes à se conjuguer.
» Vraies femmes ! Toutes celles qui sont autour de cette table le sont. Je ne parle pas de votre épouse, qui l'est admirablement. Mais même Margaret Russell, avec ses joues frottées au savon, son nez crochu et son regard de bovidé, même Dorothy Weston Clarke au teint enfariné, aux lèvres gonflées par le fard, même Eliza Colson qui n'a jamais pu mener une grossesse à terme, même les jeunes dindes à qui Malcolm fait du pied sous la table, oui, Charles, toutes sont de vraies femmes ! dit presque rageusement Ottilia, obligée à contenir sa voix de contralto pour ne pas attirer l'attention d'autres convives.
– Une vraie femme, vous l'êtes aussi, Otti. Et, ce soir, diablement séduisante, croyez-moi, dit Charles avec un sourire.
– Ah ! Vous qui savez à quoi vous en tenir sur ma nature, reconnaissez que je n'ai que l'agréable apparence d'une vraie femme !
– Voyez-vous, Otti, je voudrais que vous cessiez de penser qu'une femme n'est une vraie femme que par l'usage qu'un homme peut faire de son sexe. Les sentiments sont souvent plus sincères que les étreintes. Il peut exister, entre un homme et une femme, une fusion de cœur et d'esprit, au-delà du rapprochement physique qui n'est, sans cette communion, que manifestation animale de notre humanité.
– Et cela s'appelle l'amour, n'est-ce pas ?
– Ce mot n'est qu'une enveloppe à cent usages. Seul vaut le contenu, Otti.
– Je sais ! On m'a cité le cas de notre reine Élisabeth Ire ! À Paris, je suis allée déposer une rose sur la tombe de Mme Récamier, au cimetière du Nord. Je la devais à cette sœur en infortune, ironisa Ottilia.
– Mme Récamier inspira, sa vie durant, de la passion à des hommes de qualité, Otti.
– Je ne veux pas inspirer la passion ! Je voudrais la vivre ! dit-elle avec véhémence, élevant soudain le ton, ce qui valut à Charles et à sa voisine les regards étonnés d'Ounca Lou et de lord Simon.
– Ce dîner n'est pas la réunion idéale pour ce genre de conversation, Otti. Mais j'aimerais la reprendre un jour plus sérieusement, loin des oreilles indiscrètes !
– Je vous rappellerai cette proposition, dit-elle à voix basse en levant, comme tous les invités, son verre en direction des époux Russell, à qui lord Simon dédiait un toast de circonstance.
Les événements qui marquèrent la fin de l'année privèrent Charles et Ottilia du tête-à-tête promis.
Fin novembre, une tempête tropicale se rua sur l'archipel, causant de nombreux dégâts. Lady Lamia dut trouver refuge chez les Desteyrac, à Valmy, la toiture de sa demeure de Buena Vista ayant été en partie enlevée par le vent.
Pendant ces journées agitées, lord Simon mêla sa fureur à celle des éléments. On fut un temps sans nouvelles de l' Arawak et, quand le bateau-poste reprit son service, en décembre, on fut bien aise de recevoir la lettre que Mark Tilloy, en accord avec Lewis Colson, avait expédiée deux semaines plus tôt de Charleston. À la suite d'un démêlé avec les douanes américaines, dont les Sudistes prosécessionistes contestaient l'activité, les marins craignaient que l' Arawak et sa barge ne pussent prendre la mer pour Soledad avant que ne fussent confirmées les prérogatives administratives des Fédéraux.
– D'ici là, le mauvais temps sera oublié, observa Charles, rassuré.
– Qui sait si la querelle entre les États du Nord et ceux du Sud ne va pas se mettre en travers de nos projets ! grommela lord Simon.
Comme tous les insulaires, il avait appris par The Nassau Guardian que, lors d'une convention spéciale réunie à Columbia, en Caroline du Sud, l'assemblée, dans laquelle siégeait Bertie III, avait décidé la dissolution de l'Union, entre la
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