Révolution française Tome 2
désignent ces « tyrans », ces « révoltés »,
ces sans-culottes qui les ont fait trembler depuis plus de deux ans, les ont
contraints au silence, les ont insultés, battus, chassés des sections et
souvent arrêtés, les ont « terrorisés ».
Maintenant ce sont eux que, dès les 24 et 25 mai, on
entraîne, on enferme.
Les soldats les houspillent, les poussent à coups de crosse,
les menacent de leurs baïonnettes, les forcent à se mettre en rang et les
dirigent vers les prisons.
Ils sont ainsi près de dix mille sans-culottes à être
arrêtés.
On recherche les gendarmes et les soldats qui le 1 er et le 2 prairial, quand l’insurrection paraissait près de l’emporter, ont
pactisé avec les insurgés.
On les licencie, on les incarcère. Et on chasse de la garde
nationale les ouvriers, les artisans, les manouvriers.
« Cette classe utile de citoyens qui ne vivent que du
travail de leurs bras ne doit pas être distraite de son labeur quotidien »,
dit-on.
D’ailleurs cette « classe » n’a pas l’argent
nécessaire pour payer son équipement. Place aux bourgeois qui s’armeront et s’équiperont
à leurs frais, et seront cavaliers, canonniers, piquiers de la garde nationale.
Et le Suisse Benjamin Constant qui vient d’arriver à Paris, en
compagnie de sa maîtresse, Germaine Necker – la fille de l’ancien ministre de
Louis XVI – devenue Madame de Staël, écrit :
« La garde nationale ne sera plus composée que de gens
sûrs ayant quelque chose à perdre dans un bouleversement, au lieu que ceux qui
en formaient une partie jusqu’ici avaient tout à y gagner. »
Et Benjamin Constant commence à rédiger une brochure, qui
fait l’éloge des vainqueurs de prairial et qu’il intitule De la force du
gouvernement actuel et de la nécessité de s’y rallier.
C’est ce que pense ce général de brigade de vingt-six ans, Napoléon
Bonaparte, sans affectation depuis qu’on lui a retiré son commandement à l’armée
d’Italie.
On le voit hâve, maigre dans son costume élimé, mal taillé, hanter
les bureaux du ministère de la Guerre, expliquer qu’il est un général d’artillerie,
qu’il ne peut accepter de commander dans l’Ouest une unité d’infanterie comme
on le lui propose.
Et d’ailleurs que faire là-bas, puisque le général Hoche a
réuni à La Prévalaye, près de Rennes, cent vingt et un chefs royalistes – Cadoudal,
Frotté, d’Andigné – et une vingtaine de ces chefs des chouans ont signé avec
lui un accord de paix.
On rétorque à Bonaparte que les espions de la République à
Londres sont persuadés que les émigrés, transportés par des navires anglais, vont
effectuer un débarquement en masse dans la presqu’île de Quiberon.
Mais Bonaparte s’obstine, refuse sa nomination, devine qu’on
le suspecte d’être toujours un robespierriste. Ne l’a-t-on pas arrêté à la
chute du tyran ? Et les vainqueurs de prairial veulent que ces journées
achèvent ce qui a commencé le 9 thermidor. Ils veulent faire place nette.
Ils ont eu peur en ce mois de mai 1795. Ils partagent l’analyse
de Mallet du Pan :
« Si les Jacobins eussent eu des chefs de quelque
habileté et si au lieu de tuer un député, ce malheureux Féraud, ils en eussent
tué dix, la Convention disparaissait pour toujours. »
Il faut donc sévir, condamner, emprisonner, exécuter, massacrer
même, comme on le fait dans les départements du Sud, où, à Marseille, quatre-vingt-huit
« terroristes » viennent d’être égorgés dans leur prison.
« La Convention nationale, écrit Fréron dans L’Orateur
du peuple, doit donc hâter la punition des députés jacobins, Romme et ses
complices, qui ont rallié, encouragé les émeutiers. On se demande partout
pourquoi leur sang impur est si longtemps respecté tandis que celui de quelques
scélérats subalternes a été versé sans ménagement. Qu’ils périssent et que leur
sang venge enfin la France et cimente le règne de la liberté pure et
raisonnable. »
Napoléon Bonaparte, ses cheveux de jais mal peignés, mal
poudrés, encadrant son visage osseux, à la peau si jaune qu’elle semble bistre,
observe, écoute.
Il loge en compagnie de son jeune frère Louis, et avec ses
aides de camp, dans un petit appartement meublé qu’il loue à l’hôtel de la
Liberté, rue des Fossés-Montmartre.
Parfois les regrets le tenaillent.
Peut-être n’aurait-il pas dû rompre ses fiançailles avec
Désirée Clary,
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