Ridicule
soucie du pays de Dombes !
— Personne d’autre que vous, bien sûr...
Sa voix se fit plus grave d’une tierce.
— Mais patience... Si la cour s’intéresse à votre personne, alors le pays de Dombes aura ses entrées à Versailles.
— J’ai dépensé en une semaine de quoi vivre un an chez moi...
Bellegarde se félicita d’avoir intercepté le jeune homme, que ses mauvaises dispositions présentes auraient, sans nul doute, poussé à rentrer au pays.
— Si l’inconfort ne vous fait pas peur, je peux vous assurer le gîte, et... je vous enseignerai la cour.
Ponceludon dévisagea son interlocuteur avec surprise. Bellegarde entrevit soudain avec bonheur un rôle de maître dispensant son savoir avec une tranquille autorité.
Le penchant pédagogue du marquis, réprimé depuis le départ de sa fille pour la province, trouvait là l’occasion de reprendre ses droits. Encore l’éducation de Mathilde avait-elle consisté à l’accompagner dans l’acquisition d’opinions toujours plus éloignées des siennes à mesure que son entendement prenait vigueur et indépendance. Le disciple, lui, déjà gauchi par la vie, abdique volontairement de ses préjugés trop tôt acquis, fait allégeance à la raison du maître, et se laisse amener docilement à ses vues.
— Dans un premier temps, comprenez que mon devoir était de vous décourager. Mais, puisque vous passez outre..., il est de vous aider.
— Pourquoi faites-vous cela, monsieur ?
Il y avait, dans l’oeil franc et clair du jeune homme, quelque chose qui attendrissait le courtisan roué.
— La droiture et le bel esprit sont si rarement réunis.
— Mais je n’aurai pas de quoi vous dédommager de votre hospitalité à sa juste valeur, monsieur.
— Vous m’aiderez dans mes menus travaux de sciences, si vous y tenez.
— Je suis votre obligé, plus que je saurais dire.
Bellegarde sourit, goûtant l’ironie de l’inversion des termes. Il était bien persuadé que c’était lui, l’obligé du jeune homme, puisque Ponceludon le ramènerait dans le salon de la comtesse dont il était exilé depuis longtemps.
Et ils partirent ensemble quérir une « 24 sols {4} », car le marquis — ainsi qu’il l’expliqua à Ponceludon — n’avait plus de voiture depuis la mort de sa femme, ayant voulu faire l’économie des gages d’un cocher, et ne détestant pas la marche pour les trajets courts comme celui de la route à sa demeure.
— La marche va du même pas que la pensée inductive qu’elle favorise, conclut-il. Alors que la pensée déductive préfère l’immobilité d’un fauteuil et le silence d’une bibliothèque. Le cheval, lui, favorise le transport d’exaltation. J’ai aussi un cheval.
— Et la voiture ? dit plaisamment Ponceludon en apercevant l’attelage qui attendait le client.
— La voiture est propice aux songeries, mais les calèches d’aujourd’hui prédisposent au tempérament vaporeux chez les sujets jeunes. Ces voitures trop mollement suspendues causeront le déclin du vieux continent, vous verrez !
On prenait rarement Louis de Bellegarde en défaut d’opinions sur un sujet quelconque. Le plus souvent, ces opinions donnaient naissance à des spéculations hardies et prenaient alors une valeur universelle qui les rendait hasardeuses.
Il fut convenu que les bagages de Ponceludon le rejoindraient le lendemain, et le jeune provincial reprit possession de la chambre qui avait été la sienne.
Les trois jours suivants, Bellegarde enseigna à Ponceludon les lois de la bourse de l’estime, où chacun a sa cote et dont les agents les plus puissants sont la conversation et le « bel esprit ».
— C’est dans les salons, selon que vous serez un « homme d’esprit » ou un « ennuyeux », que votre réputation grandira à la cour. Jusqu’au roi, qui sait ?
Ils prenaient leurs repas ensemble, et tout était prétexte au marquis pour faire part à son cadet de ses diverses théories dans les domaines les plus variés. Bellegarde avait beaucoup lu et beaucoup observé, sur de nombreux sujets, mais sa cervelle était prompte à échafauder des systèmes, jusqu’à la témérité.
En privé, il était aussi imprudent dans ses raisonnements spéculatifs qu’il était cauteleux en société, où il pesait avec une balance d’orfèvre des alliages de mots des plus communs. Ponceludon était reconnaissant au marquis de l’avoir, par deux fois, recueilli quand la fortune lui était
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