Ridicule
douloureusement.
— Et savez-vous ce que je pense ? cria presque Bellegarde. Électricité et esprit ne sont qu’une seule et même chose ! Et toutes nos émotions !
Arraché à sa contemplation, Ponceludon, les joues rosies par la confusion, baissa les yeux vers l’expérience. Mais sa concupiscence fut encore exaspérée par les petites pattes vertes, nues et agitées de spasmes. L’ingénieur ne pouvait détacher le regard de cette caricature ridicule et obscène du ballet gracieux qui avait enflammé ses sens.
— Regardez la finesse de la peau. On croirait des jambes, non ? dit Bellegarde en se penchant sur la bestiole suspendue, comme s’il avait deviné le trouble du jeune homme.
Horrifié par les pensées lascives que le batracien lui inspirait, Ponceludon reporta son regard vers le soupirail où dansaient les jambes de Mathilde, et il lui sembla qu’elle ne portait rien sous son jupon. Il n’eut pas le temps de s’assurer de cette découverte bouleversante, car un nuage masqua le soleil et la vision disparut avec le contre-jour. Ce n’était plus qu’un jupon blanc d’où dépassaient deux pieds menus. Le marquis avait intercepté le regard de son assistant et levait maintenant lui aussi les yeux vers le soupirail.
— Ah, ce que vous regardez là, c’est ma plus belle réussite, soupira Bellegarde, attendri par ce qui n’était plus maintenant qu’un tissu blanc cachant des chevilles qu’on devinait jolies.
Avait-il compris que Ponceludon s’était absorbé dans la contemplation des formes de sa fille révélées par le soleil indiscret ? Le jeune baron en concevait par hypothèse une honte rétrospective.
— Monsieur, j’ai à vous parler, dit-il. Cet habit hydrostatergique est pure folie. D’autres ont fini noyés.
M. de Bellegarde détacha son attention de sa fille et dévisagea Ponceludon, comme pour un aveu.
— Mathilde est née l’année où M. Rousseau a fait paraître son Ëmile. Un bouleversement pour les hommes de mon âge. Jamais je n’usai d’autorité dans son éducation.
La nostalgie passa dans son regard.
— Nous fûmes enthousiastes et peut-être excessifs...
— Mais Rousseau n’a pas élevé ses enfants ! objecta Ponceludon.
Bellegarde, dont le visage expressif soulignait comme toujours la pensée, sembla très résigné.
— J’ai peur pour elle, bien souvent. Mais je n’y puis plus rien changer.
Ponceludon sembla soudain songeur. Les paroles du physiologiste l’obligeaient à envisager ce qu’il refusait de toute son âme :
— Alors, ce mariage... C’est vraiment elle qui le désire ?
— Aucune contrainte, je vous l’ai dit ! conclut Bellegarde avec une désinvolture un peu forcée.
— Monsieur, pardonnez mon indiscrétion : avez-vous influencé ce choix ?
Ponceludon avait posé cette question sans cacher l’intérêt qu’il y portait.
— J’ai mis un point d’honneur à n’en rien faire. Le libre choix, tel a toujours été notre credo.
Les mariages arrangés étaient la règle, dans un temps où l’ancienneté de la lignée se pesait au prix de l’or. Le roman que s’était bâti Ponceludon n’avait rien que de très commun : un marquis désargenté incapable de doter sa fille à la hauteur de ses ambitions négocie une alliance honorable avec un barbon fortuné. Les théâtres populaires remplissaient leurs salles avec des variations infinies sur ce thème.
Mathilde n’avait pas même tenté de faire croire au jeune homme qu’elle aimait son futur époux, et d’ailleurs personne n’aurait accordé crédit à un pareil conte. « Je ne crois pas à l’amour » était le pauvre vêtement que réclamait l’honneur. « Ils sont trop verts et bons pour les goujats », disait le renard dépité de la fable.
Le jeune homme ne s’était pas plus égaré à imaginer le philosophe Bellegarde contraindre sa fille par la menace, mais du moins, il aurait aimé qu’elle ne fût pas, elle-même, l’auteur de cette sinistre farce. La banalité de l’histoire en aurait atténué l’horreur.
Mais il fallait se rendre à l’évidence : son père n’avait pas exercé la plus petite pression, fût-elle morale, en faveur de la conclusion de cet arrangement. Ponceludon eut soudain l’envie de retourner chez lui, dans un monde dont il comprenait les règles, si inacceptables qu’elles fussent.
Paul fit irruption dans le laboratoire, glapissant bouffonnement, comme c’était son habitude, toutes
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