Ridicule
meilleur ton ! s’exclama le duc de Luynes, enchanté. Et que pensa le feu roi de cette délicate impertinence ?
— C’est peu de temps après que le comté d’Ayen des Noailles fut promu duché.
L’anecdote recueillit l’assentiment général. Le marquis avait, à peu de frais, pris son tour dans la conversation, et pouvait envisager sereinement la suite du souper, délivré de la peur qui bride et rend taciturne. Le fait était connu des habitués des bureaux d’esprit qu’un premier quart d’heure passé sans mot dire bâillonnait généralement pour tout le repas. Certains appelaient ce moment durant lequel faire entendre sa voix était si important, « le tourniquet ».
On avait placé Ponceludon à la droite de M. de Guéret, et ce dernier, en souvenir de leur première entrevue dans l’antichambre du généalogiste Chérin, n’avait pas daigné adresser un regard ni un mot à son voisin. Ses chairs lourdes de jouisseur fané épanouies en une moue méprisante, laissaient croire à certains dupes qu’il devait y avoir quelque raison valable qui justifiât pareille hauteur. Aussi M. de Guéret était-il invité à des tables où son esprit médiocre ne lui aurait pas permis de prétendre.
Ponceludon était absorbé par le spectacle des poissons d’espèces inconnues que découpaient les valets et qui dégageaient une odeur de gibier faisandé. Il pensa que c’étaient sans doute des poissons de mer, puisqu’il n’en n’avait jamais vu de semblables. Mais à la première bouchée, le doute ne fut plus permis : c’était du cerf, que les cuisiniers avaient haché et reconstitué en forme de poisson, car on était vendredi, jour maigre. Le duc avait une passion pour les viandes et, pour le poisson, un profond dégoût. Mgr d’Artimont trouva cela très bon, et surtout « très piquant ».
— Sans doute les arêtes, approuva finement l’abbé, et Bellegarde se désola d’avoir été pris de vitesse sur cette repartie qu’il avait pourtant à la bouche quand Vilecourt avait parlé. Jusqu’aux « poissons », Ponceludon avait brillé par son absence, ce qui mit Bellegarde sur le gril, car il lui semblait que la conversation avait eu des détours propices à exercer sa flèche. Le « tourniquet » passé, son disciple aurait toutes les peines du monde à sortir de l’ornière de son silence.
Un incident décida heureusement du sort de Ponceludon et scella le destin de Guéret.
Au moment où un valet voulut remplir le verre de Ponceludon, M. de Guéret arrêta son geste.
— Permettez ! L’âge et la lignée ! dit-il en désignant son propre verre vide.
Bellegarde, qui attendait là son élève, fut déçu de voir le valet s’exécuter et servir Guéret le premier sans que Ponceludon ne fasse un éclat d’esprit en riposte.
Guéret, enhardi par ce petit triomphe, se rengorgea si visiblement que Bellegarde en eut une bouffée d’indignation. Il maudissait son esprit bridé qui ne lui présentait pas un catalogue d’associations brillantes dont il aurait choisi la plus belle pour la jeter à la figure de l’insupportable fat. « Âge », « lignée », « vin » dansaient stérilement dans sa tête. Ponceludon ne bougeait pas, comme indifférent au camouflet qu’il avait reçu.
— Mon arbre est formel, monseigneur, expliqua Guéret en se tournant vers le duc. Vous et moi sommes cousins.
Le duc accueillit cette audace avec un haussement de sourcil incrédule, vaguement dégoûté.
— Car dans le Poitou, j’ai une tante qui se nomme Ballencourt.
— Ballencourt de Mérignac ? fit le duc en laissant pointer de l’indignation, car il n’aimait pas que l’insolence touchât au chapitre de la naissance.
— Ballencourt du Tilleul, convint Guéret. Mais c’est la même famille !
Et non content d’imposer au duc une si désobligeante mésalliance, le baron de Guéret se tourna vers l’imposant tableau équestre du connétable qui trônait au milieu de la galerie des portraits où l’on dînait. L’auguste cavalier cabrait son cheval blanc devant les remparts de Saint-Jean-d’Angély.
— D’ailleurs, regardez notre grand-père.
Guéret exposait au duc son profil avec une vanité puérile.
— N’y a-t-il pas une ressemblance ?
— « Notre » grand-père ? protesta le duc qui s’étrangla presque, tant l’indignait qu’on puisse ainsi capter frauduleusement sa généalogie.
— Le sien est sans doute entre les jambes du
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