Ridicule
les fois qu’il pouvait se distinguer en menant à bien une modeste mission. On lui avait confié une lettre, qu’il agitait joyeusement à bout de bras.
En repliant la missive après l’avoir lue, Bellegarde ne dissimulait pas sa joie.
— Voilà qui dépasse mes espérances : le duc de Luynes nous désire à sa table !
Et comme Ponceludon ne semblait pas goûter la nouvelle à, son juste prix, il ajouta :
— Je vous le disais : c’est le bel esprit qui ouvre les portes !
L’invitation était pour le soir même.
VII
« Je m’arrêterais de mourir, s’il me venait un bon mot. »
Voltaire
Un des hauts bouts était occupé par une petite fille installée devant un clavecin dissimulé sous le plateau de la table, et dont seul le clavier dépassait. Les notes métalliques s’égrenaient à un rythme soutenu et régulier. À l’autre extrémité présidait le duc de Luynes, homme à bonnes fortunes, de belle prestance, veneur infatigable. Le duc était féru de bel esprit comme il l’était de curiosités lointaines. Avoir des gens d’esprit à sa table faisait partie du train qu’imposait son rang, mais, par-dessus tout, ce grand seigneur aimait l’insolence. Il se piquait d’en être le protecteur, comme Charles Quint l’était de la peinture, et, comme lui, il aurait pu ramasser les pinceaux d’un Titien, à la condition que le portrait fût flatteur. L’insolence révérencieuse était, de toutes les formes d’esprit, la plus cotée en cour, car la plus dangereuse de maniement. Et la plus lucrative aussi, quand le coup faisait mouche. Les Grands ont l’épiderme tanné à force de caresses. Comme les croqueurs de piments qui doivent toujours trouver des condiments plus forts, ils ont besoin de flatteries toujours plus épicées pour que leur vanité tressaille. L’insolence apporte à ces blasés le grand frisson. Elle leur fait entrevoir la condition humaine commune qui — de la taverne à la cour — expose au quolibet, tout en leur faisant le crédit d’être plus hommes d’esprit que tyrans. Et quel crédit, puisque celui qui tente sa chance met sa tête entre les mâchoires d’un lion ! On acquérait, en réussissant ce tour, une réputation hors pair. Mais nombreux étaient les funambules qui furent précipités dans l’abîme pour n’avoir pas su maintenir le balancier entre insolence et révérence, comme le marquis de Souvré qui eut ce mot malheureux : « Sire, le cardinal de Fleury est mort, qui donc nous gouvernera à présent ? »
Le duc de Luynes aimait la révérence déguisée en audace. Il citait souvent les mots de Boileau à Louis XIV : « Rien n’est impossible à Votre Majesté. Elle a voulu faire de mauvais vers, et elle y est parvenue », comme un chef-d’oeuvre d’ingéniosité.
Connaissant ses faiblesses de conversation sur le terrain de la repartie, Bellegarde avait réussi à se maintenir dans plusieurs salons où il passait pour homme d’esprit en rapportant des mots de sa collection. On l’invitait encore dans les cercles un peu âgés où la conversation crépitait moins, en qualité de mémoire vivante du bel esprit. Mais cette invitation-ci avait dû être appuyée par la comtesse, il ne pouvait pas en douter. La comtesse qui regardait Ponceludon en coin, tout en faisant des apartés avec son abbé.
Bellegarde, historien et chroniqueur de la conversation, savait son hôte amateur d’insolences courtisanes. Il utilisa encore cet expédient pour n’être pas capot à la table du duc. Quitter son hôte sans avoir placé un « point » dans la conversation était la hantise des convives de ces brillants dîners. Il fallait toujours qu’il y en eût un à qui revenait la réputation d’« ennuyeux », comme dans le jeu des chaises musicales. Quelques jours après un dîner, le nom de 1’« ennuyeux » circulait, et revenait à son destinataire. Si entre-temps il n’avait pas allumé de brillants contre-feux à une autre table, il ne tardait pas à constater que son nom était rayé des « bureaux d’esprit », comme on disait alors.
— Monseigneur, dit Bellegarde, connaissez-vous le mot charmant du duc de Noailles ? Le feu roi lui reprocha un jour de n’avoir pas donné sa vaisselle d’argent à la Monnaie, comme il l’avait fait lui même. « Sire, repartit Noailles, quand Jésus mourut sur la croix le vendredi, il savait qu’il ressusciterait le dimanche ! »
— Voilà bien une insolence du
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