Ridicule
gens d’esprit, malgré l’estocade désormais fameuse de Ponceludon. Des rires clairsemés récompensèrent son intervention, mais l’Épée continua sans se troubler :
— Platon fait dire à Socrate : « Si nous n’avions point de voix et que nous voulussions nous montrer les choses les uns aux autres, n’essaierions-nous pas, comme le font les muets, de les indiquer avec les mains, la tête et le reste du corps ? »
L’abbé fit signe à un jeune homme de rentrer. C’était un être bien bâti aux traits volontaires, et auquel on prêtait immédiatement beaucoup de jugement. Il impressionna les spectateurs qui s’étaient attendus à voir une sorte de demeuré aux gestes brusques et comiques, et poussants des grognements de loup.
— Voici Simon, fils d’un marchand, trente-cinq ans, sourd et muet de naissance. Je l’ai eu à quinze ans. Grâce au langage des signes, il sait maintenant lire, écrire et compter. Il a l’âme d’un artiste.
Un silence attentif régnait. L’Épée fit un geste vers la porte, et une jeune femme d’une vingtaine d’années entra à son tour. Blonde, vêtue d’un tablier gris, elle ressemblait à toutes les jeunes femmes des institutions religieuses, et son air de bonté et de timidité prévint le public contre elle.
— Voici Thérèse, dix-neuf ans, elle est chez nous depuis trois ans, elle fait de tête des opérations à quatre chiffres. Elle est très pieuse.
La seule mention de « piété » fit grincer les uns, sourire les autres.
— Et voici Paul, dix-sept ans, poursuivait déjà l’Épée.
Et Paul fit son entrée, fixant Mathilde et son père avec un sourire radieux. Les changements survenus dans son maintien et sa physionomie étaient à peine croyables. Sa tignasse rebelle était réunie en catogan, son expression d’hébétude joyeuse s’était métamorphosée en une attention alerte, teintée — Bellegarde n’en revenait pas — d’ironie ! Une joie irrépressible submergeait Mathilde, jusqu’à faire percer des larmes qui brouillaient sa vue.
— Un sujet exceptionnel, continua l’Épée. Il a appris mon langage des signes en moins de deux mois et peut d’ores et déjà soutenir une conversation.
Puis l’abbé prit Paul et Thérèse chacun par la main.
— Au printemps prochain, j’aurai la joie d’unir Thérèse et Paul devant Dieu.
Le bon sourire qui illuminait le visage de l’Épée — le « sourire niais d’abbé » qui l’avait tant agacé — allait maintenant droit au coeur de Bellegarde.
— Comment osez-vous bafouer les sacrements du mariage avec ces malheureuses créatures ? cria le chevalier de Saint-Tronchain qui avait eu deux cardinaux dans sa famille depuis Henri IV.
— J’ai vu un jour à Paris jouer Roméo et Juliette, avec un singe et un caniche ! lança joyeusement la comtesse de Blayac.
Une cascade de rires salua le retour de la comtesse sur la scène du bel esprit, mais Ponceludon eut plus chaud qu’au coeur du plus torride des déserts, et la honte seule en était la cause. Il pensa au caniche, animal de salon prisé pour son aimable servilité, et à lui, Roméo en tout point semblable. Mathilde sentait toujours les larmes lui venir, mais de colère cette fois.
— Le futur marié peut-il seulement lire l’heure à cette pendule ? ironisa le vicomte de Sabran.
Les rires entendus s’interrompirent quand l’abbé de l’Épée lança ses mains dans un ballet rapide et précis. Retournement spectaculaire des rôles : la salle entière regardait danser ses mains avec un étonnement enfantin, tandis que Paul, attentif à la moindre arabesque, semblait en intelligence avec ce langage mystérieux. Quand le manège des mains de l’abbé fut terminé, Paul sortit la montre de Mathilde de son gilet. En regardant la pendule, il fit quelques gestes rapides, que l’abbé traduisit :
— « Elle avance de trois minutes. »
Plusieurs sortirent leur montre pour vérifier, et un murmure approbateur circula.
— Bravo Paul ! cria Mathilde, enthousiaste.
— Parlez plus fort, mademoiselle !
L’intervention de Mme de Boisjoli déchaîna une franche hilarité. Ponceludon cacha son visage dans ses mains.
— Demandez-lui, mon père, à quoi sert un violon ! questionna le vicomte de Closlabbé.
L’abbé traduisit à Paul. Le garçon restait interdit, les bras ballants, et les plus malveillants de reprendre l’avantage. Des ricanements se faisaient déjà entendre, quand
Weitere Kostenlose Bücher