Rive-Reine
elle, il demeura longtemps, seul sur la terrasse, face au lac. La nuit de mai, fraîche et claire, incitait au retour lucide sur soi-même. Le bilan de sa vie passée paraissait à Axel si riche en émois variés, en émerveillements, en désillusions, en plaisirs et en chagrins, qu’il ne pouvait imaginer l’avenir autrement que banal et routinier. S’il persévérait dans le rôle assigné par Guillaume Métaz, celui de l’entrepreneur occupé du matin au soir par ses affaires, meublant ses loisirs par la chasse, la pêche, la participation à une vie sociale étriquée, quelques conversations sérieuses touchant à la politique ou aux mœurs lors des séances du Cercle du Marché, havre de la vie intellectuelle locale, il deviendrait un bon bourgeois veveysan, respectable et respecté. Naturellement, on s’attendrait à ce qu’un tel homme fût marié et père de famille. Déjà, Charlotte, en rentrant à Rive-Reine, avait fait allusion à la position de célibataire de son fils.
« Un jour, oh ! tu as bien le temps d’y songer, il te faudra prendre femme, Axou. Parmi les amies de Nadine et de Nadette, je n’en ai vu aucune, aujourd’hui, qui puisse te convenir. N’empêche que tu vas certainement recevoir des invitations de la part de quelques mères en mal de gendre. Méfie-toi ! » avait dit M me Métaz.
« Soyez sans crainte. Je saurai tenir à distance les demoiselles en quête de mari. D’ailleurs, comme dit la Madelon de Molière : “Le mariage ne doit jamais arriver qu’après les autres aventures” avait répondu Axel.
« Tu es un coquin. Mais va, profite de ta jeunesse. Ce n’est pas ta mère qui t’interdira “les autres aventures”. Je serais d’ailleurs bien mal placée pour le faire », avait conclu Charlotte en embrassant son fils.
Axel remercia le ciel de ne pas lui avoir donné une mère vertueuse !
Les seules distractions de l’été furent, entre deux parties de pêche avec Régis Valeyres, qui le secondait avec intelligence, conscience et dévouement, de brefs séjours à Lausanne, l’aménagement du moulin sur la Vuachère et deux voyages à Genève pour examiner ses comptes avec le banquier Laviron.
Les informations apportées par les journaux fournissaient les sujets de conversation, avec Blanchod, quand Axel l’accompagnait dans les vignes, avec Régis Valeyres, après les entretiens sur les affaires, avec Blaise de Fontsalte, au cours des visites que rendait Axel au propriétaire de la belle demeure de Montchoisi, nommée par le général villa Beauregard.
Quand Axel apprit, fin août, par la Gazette de Lausanne , la mort tragique de Percy Bysshe Shelley, noyé le 8 juillet au cours du naufrage de son bateau le Don Juan , au large de La Spezia, à dix milles à l’ouest de Viareggio, il écrivit une longue lettre à Martin Chantenoz. L’ancien précepteur vouait une grande admiration au poète et Axel imagina qu’il devait ressentir la perte de cet Anglais libéral comme un outrage du destin à la poésie. Il rapporta, dans sa lettre, les propos d’un Génois de passage à Vevey, qui racontait comment lord Byron, dix jours après le naufrage du Don Juan , avait identifié le corps de Shelley à demi mangé par les poissons. Rejetés par la mer, sur une plage entre Massa et Viareggio, les restes macabres avaient été brûlés en présence de lord Byron et de lord Hunt. L’Italien assurait encore que lord Byron, qui se trouvait maintenant à Gênes, allait certainement revenir en Suisse, car il envisageait de faire transporter, par voie de terre, sur le lac Léman le Bolivar , un superbe trois-mâts avec gréement américain, construit en Italie. Bien que la chose parût folle à tous les bacounis, ceux qui connaissaient lord Byron ne doutaient pas qu’il fût capable de réussir cet exploit.
Le suicide, à Londres, de lord Robert Stewart Castlereagh 17 , marquis de Londonderry, ne causa, en revanche, nulle peine à Blaise de Fontsalte. Le général expliqua à Axel, en visite à Beauregard, que cet ancien membre du Parlement, devenu ministre de la Guerre en 1805, puis ministre des Affaires étrangères depuis 1812, avait été le pire ennemi de Napoléon, l’un de ceux qui avaient fomenté le plus d’intrigues pour que le prisonnier de Sainte-Hélène fût mis au ban des nations civilisées. Castlereagh détestait les Français au point d’avoir fait signer à l’Autriche, à la Russie et à la Prusse le
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