Rive-Reine
telle que je vous vis arriver dans mon cabinet, à l’hôtel de Coigny, rue Vivienne. Le climat de votre beau pays protège la beauté des injures du temps !
– Votre flatterie est exquise, général, mais je sens bien que je me fane, minauda Charlotte.
– En arrivant à l’état-major, vous étiez bien inquiète pour Blaise. Et moi, je l’avais envoyé en Espagne au mariage de ce Fernando, alors prince des Asturies, aujourd’hui roi d’Espagne, que les Cortes insurgées séquestrent depuis le mois de juin. Et que nous allons devoir rétablir sur son trône, puisque ainsi en a décidé le congrès de Vérone.
– La Sainte-Alliance va donc faire officiellement la guerre aux constitutionnels espagnols ! s’étonna Blaise.
– Pas la Sainte-Alliance ; la France, mon cher, que les princes ont chargée de faire le gendarme, comme ils ont chargé l’Autriche de ramener l’ordre dans le royaume de Naples. Et c’est l’œuvre de M. de Chateaubriand, qui prit la tête de la délégation française quand Montmorency dut rentrer à Paris. À l’heure qu’il est, Louis XVIII ne doit pas être satisfait. Il souhaitait temporiser et prônait, en accord avec l’Angleterre, la non-intervention.
– Mais Chateaubriand n’est qu’un ambassadeur. Comment a-t-il pu défendre une thèse contraire aux consignes données par son gouvernement ? s’étonna Blaise.
– Chateaubriand est non seulement un remarquable écrivain, mais aussi un très fin diplomate, ce dont les autres ne se sont pas méfiés, notamment l’Anglais Canning. Notre ministre plénipotentiaire a mis dans son jeu Metternich et le tsar. Dès lors, tout était joué. Je crois même que Chateaubriand, qui m’a paru au mieux avec Alexandre, grâce à M me de Duras et à la comtesse Tolstoï, a l’intention de demander aux Russes une révision des traités de 1815, en leur offrant Constantinople en échange de la rive gauche du Rhin, territoire prussien.
– C’est une grande idée, mais elle déplaira fortement aux Anglais, dit Blaise.
– Tout ce qui est français déplaît aux Anglais et à d’autres, renchérit Flora, toujours gallophobe.
– Déplaire aux Anglais, M. de Chateaubriand n’en a cure. À mon avis, c’est le futur ministre des Affaires étrangères 3 . Mathieu de Montmorency a fait son temps. Et puis, même si certains disent : « Chateaubriand veut sa guerre » pour remettre un despote sur un trône vermoulu, une intervention en Espagne permettrait surtout de reconstituer une armée française…
– Sous la cocarde blanche et la fleur de lys des royalistes et anciens émigrés qui nous ont combattus, tu l’oublies, Claude ! coupa Blaise.
– Si ce n’est qu’une question de cocarde, tu sais bien qu’on peut en changer, et Louis XVIII n’est pas éternel.
Axel, qui écoutait cette conversation, s’étonna, avec sa franchise habituelle, qu’un ancien général, attaché à Bonaparte depuis le Consulat, fût entré au service du roi Louis XVIII.
Blaise se mit à rire et, d’un mouvement du menton, invita Ribeyre à se justifier.
– Ne voyez nulle impertinence dans ma question. J’essaie seulement de comprendre, fit Axel, craignant d’être allé trop loin.
– Vous avez, comme votre père, le regard vairon et c’est un signe de perspicacité qui ne trompe pas ! dit Ribeyre de Béran en souriant. Aussi vais-je satisfaire votre curiosité. Quand j’ai accepté le poste de conseiller militaire à l’ambassade de France à Londres, avec l’assentiment de mes amis, l’empereur vivait encore. Nous conservions l’espoir de le voir un jour échapper à ses geôliers et paraître à Paris. Il était donc utile que des gens comme votre père et moi soyons informés, au jour le jour, de la situation politique internationale pour, le moment venu, renseigner Napoléon.
– L’empereur est mort l’an dernier, remarqua Charlotte.
– Mais le roi de Rome, son fils, est vivant. Il n’a que onze ans et il est aux mains de son grand-père, l’empereur d’Autriche François I er , mais il peut nous revenir un jour et reconquérir le trône. Certes, en avril 1814, notre empereur a renoncé à la couronne pour lui et ses descendants, mais, le 22 juin 1815, après le désastre de Waterloo, considérant caduque la déposition de l’année précédente, il a abdiqué en faveur de son fils. Ce n’est pas la même chose.
Weitere Kostenlose Bücher