Rive-Reine
procédés de son mentor, Axel, circonspect et économe, s’était enquis, avant d’accorder sa pratique, des prix demandés par d’autres tailleurs. Celui que recommandait Malorsi se donnait un air artiste et présenta comme une grâce le fait d’accepter de vêtir l’étranger.
– Si Votre Seigneurie n’était l’intime ami du comte Malorsi, je ne pourrais la servir. Trop de commandes en ce moment et…
– Eh bien ! Je puis aller voir ailleurs ! Ce n’est que pour plaire au comte Malorsi que je viens chez vous. Mon banquier m’a donné d’autres adresses, coupa Axel en se dirigeant vers la porte.
Le tailleur se précipita pour lui barrer le passage, bien conscient que ce client fortuné n’était pas de ceux qu’on dupe aisément. Il présenta ses plus beaux tissus pour redingotes, gilets et pantalons, fit prendre les mesures d’Axel par un commis, félicita le jeune homme pour la perfection de ses proportions, la puissance du buste, la fermeté des muscles, l’étroitesse de la taille, la finesse de la jambe. Axel choisit, avec l’aide de Malorsi, qui s’était jusque-là tenu un peu à l’écart, deux habits, l’un bleu de roi, l’autre beige, des gilets dont un de piqué grège, l’autre de soie blanche, brodé d’or, une redingote gris perle, des pantalons assortis. Il ajouta une jaquette en tartan soutachée et un pantalon de nankin pour la promenade.
– J’ai fourni le même ensemble à lord Byron pour monter ses chevaux à Malamocco. Milord se coiffe alors d’une casquette de velours bleu, confia le tailleur à voix basse.
Axel, flatté, fit ajouter la coiffure pour compléter sa tenue byronienne. Au moment de verser des arrhes et de prendre date pour les essayages, le tailleur attira Axel dans un recoin du salon, à distance de Malorsi, occupé à tâter des étoffes.
– Il serait de bon ton que Votre Seigneurie me donnât l’ordre de tailler un habit pour M. le Comte, qui vous a conduit chez moi. C’est une manière de remerciement, vous comprenez. Cela se fait à Venise.
– Si cela se fait à Venise, et puisque vous semblez tenir à ma pratique, nous partagerons le prix de l’habit que va choisir mon ami. Votre part représentera la commission que vous versez habituellement à ceux qui vous amènent des clients, comme cela se fait à Venise, n’est-ce pas !
Le tailleur eut un geste de résignation. Décidément, ce citoyen suisse savait conduire une affaire. Plus tard, Malorsi, un peu confus car il avait déjà choisi un tissu, remercia Axel.
– Votre franchise, votre lucidité, votre façon de prendre les choses me plaisent, mon ami. Vous savez défendre vos intérêts sans pingrerie…
– In medio stat virtus 1 , cita Axel avec un sourire.
C’est au théâtre de la Fenice, au soir de la représentation de la comédie de Goldoni, qu’Axel Métaz fit sa première conquête vénitienne. Assis près du comte, au troisième rang, il avait remarqué l’actrice qui jouait Donna Claudia, une brune plantureuse, dont le décolleté profond menaçait à chaque mouvement de faire jaillir des seins libres et d’une blancheur exquise. À plusieurs reprises, le jeune homme eut le sentiment que la comédienne se penchait avec complaisance de son côté en le fixant. Il avait accroché son regard rieur entre deux répliques et lu clairement un encouragement. Mais le comte Malorsi connaissait le petit monde du théâtre et les façons de faire des actrices, dont les cachets ne pouvaient suffire à payer les toilettes. Il dissuada Axel de s’intéresser à celle dont le nom venait en tête d’affiche.
– Elle est coûteuse et capricieuse, mon ami, et, qui plus est, peu soignée de sa personne. Jusqu’à ces derniers jours, on la disait entretenue par un capitaine autrichien. Le militaire a dû changer de garnison et la voilà aux abois. Alors, de grâce, laissez cette donzelle à un marchand ! Regardez plutôt la très jeune figurante qui mouche les chandelles. Elle appartient à cette catégorie pleine de vivacité que nous appelons ici les petits lézards. Ce sont des gamines de basse extraction, qui tentent de sortir de leur condition en monnayant leurs charmes. Assez sensées pour parfaire leur éducation et affiner leurs manières au contact de barbons argentés, elles deviendront, en cas de réussite, des courtisanes très prisées, en cas d’échec, des filles à marins. Les plus adroites pourront
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