Rive-Reine
même trouver un mari ! En début de carrière, elles constituent à Venise les bourgeons, acides mais frais, d’une prostitution qui n’ose pas encore dire son nom. N’est-elle pas suave, cette soubrette ? Je ne sais rien d’elle, mais, à mon avis, elle n’est là que pour se faire une position. Applaudissez-la ouvertement quand elle viendra saluer avec les autres, sur le devant de la scène. Qu’elle vous remarque. Nous irons dans les coulisses et le régisseur, que je connais, nous la présentera volontiers.
Les choses se passèrent aussi simplement que l’avait laissé espérer Ugo Malorsi qui, présentations faites, s’éclipsa sur un clin d’œil, en conseillant à Axel d’emmener sa Zulietta, nommée plus prosaïquement Emilia, souper au Florian. La demoiselle ne fit pas de manières, montra l’appétit d’une fille saine, potelée, fraîche et enjouée. Elle se fit raccompagner en gondole jusqu’au logement de ses parents, qui occupaient le rez-de-chaussée d’une maison lépreuse, derrière l’arsenal. Sous le felze, elle eut pour Axel des tendresses maladroites, mais son désir de plaire parut si évident que le jeune homme, qui avait connu des femmes plus expertes, en fut ému. Alors qu’il s’apprêtait à faire ses adieux devant la porte d’eau de la demeure paternelle, elle l’invita à la suivre, comme si la chose était convenue depuis les présentations.
– Il ne faut pas réveiller mon père, s’il vous plaît. Il se lève à l’aube pour aller pêcher au-delà de Murano.
Le lit était étroit mais la petite demoiselle d’une ardeur immodérée. Elle mit dans l’étreinte la même voracité sans nuance qu’elle avait eue devant les pâtisseries du Florian. Cette animalité primesautière prouvait son manque d’expérience. Elle confessa en effet, avant de s’endormir comme un enfant repu sur l’épaule de son compagnon, qu’elle faisait « ça » depuis peu pour de l’argent, mais aussi pour le plaisir, et seulement avec les hommes qui lui convenaient.
Au matin, quand il entendit grincer les portes et comprit que le père de sa conquête s’en était allé, Axel Métaz quitta la chambre après avoir glissé sous le bougeoir du chevet une somme que Malorsi eût certainement trouvée exagérée ! Emilia, qu’il borda avec précaution, dormait en souriant aux anges… ou aux démons !
– Ce reste d’innocence sera bientôt usé et je serai de ceux qui en ont abusé, murmura Axel, exprimant son vague remords en alexandrins.
À midi, au Florian, devant les punchs à l’alkermès, le comte Malorsi apprécia l’aventure, mais trouva sordide la condition d’Emilia.
– Mon ami, vous pouvez vous attacher cette fille pour un temps. Elle le souhaite certainement et s’il faut faire son éducation, nous la ferons. Installez-la chez vous, mais n’allez plus passer la nuit sous le toit de ses parents. Ces gens sont capables de vous faire chanter. La mère poussera des hauts cris, vous dénoncera comme suborneur d’une vierge ! Le père ira quérir un officier de police qui vous menacera de prison. Comme cela est arrivé à votre cher Byron, il y a deux ans ! Et, comme lui, vous devrez payer grassement tout ce monde pour vous tirer de ce mauvais pas. Car, je me suis renseigné, votre Emilia n’a pas quinze ans ! Alors que, si vous l’installez chez vous, donnez un peu d’argent aux parents, habillez la petite et l’aidez à faire carrière, tout le monde vous en sera reconnaissant !
– Je n’ai pas l’intention de revoir cette jeune personne, dit sèchement Axel.
Le comte abandonna aussitôt le sujet, car on annonçait au Florian le retour de l’ anglico milord, à qui il venait d’être fait référence. Comme Axel l’avait appris par Berto, le gondolier, lord Byron résidait à Mira, village situé sur la rive de la Brenta, à cinq lieues de Venise par eau, dans la belle villa palladienne qu’il louait depuis 1817.
Le poète n’était pas seul. Une jeune femme de dix-sept ans, connue pour sa beauté, Teresa Gamba Ghiselli, épouse du comte Alessandro Guiccioli, était arrivée avec lui de Ravenne. On savait tout de cette escapade amoureuse, par cette mauvaise langue de Francesco Rangone, un ami de Malorsi. Un matin, dans une auberge de Padoue, le comte Rangone et sa maîtresse, la comtesse Marina Querini Benzoni, avaient rencontré Byron et Teresa qui, en route pour Venise, venaient d’y passer
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