Rive-Reine
choisit de sourire et Juliane, qui avait compris l’embarras des visiteurs devant la sortie de sa mère, lui rendit son sourire. Ce fut le commencement d’une complicité qui allait se développer quarante-huit heures plus tard, lors de l’inauguration du Guillaume-Tell , quand Axel et sa mère retrouvèrent les Laviron-Cottier et leur fille au Port-Noir.
Le 28 mai 1823 reste, pour les Genevois, une date historique. Ce jour-là, aux premières heures de la matinée, une foule dense se pressait, pour voir le premier bateau à vapeur qui eût jamais flotté sur le Léman. Obligé, par son tirant d’eau, de rester à quelque distance de la rive, il parut à Axel plus petit qu’il ne l’avait imaginé. De ligne élégante avec, plantée en son milieu, tel un mât tenu par des haubans, une cheminée noire, annelée de cuivre, haute et fine, qui crachait des volutes de fumée grise, il présentait une silhouette inattendue. Sur les flancs, deux roues à aubes, à demi cachées par un coffrage reproduisant le décor du bordage, éveillaient la curiosité. Elles remplaçaient voiles et avirons. À la proue, une minuscule couleuvrine à tête de dragon, placée au-dessus de la figure, un buste de Neptune sculpté dans le bois, intriguait tout le monde. Il ne s’agissait pas d’une arme pointée contre d’éventuels pirates, comme le suggéra Axel par plaisanterie. Ce canon faisait office d’avertisseur. Une demi-heure avant le départ du bateau, il tirait un coup à blanc, qui n’effrayait que les mouettes ! À la poupe flottait un grand pavillon, aux armes de Genève.
Tandis que la fanfare, convoquée par le propriétaire, M. Church, jouait des marches et des pas redoublés, Axel apprit toutes les caractéristiques du Guillaume-Tell par un exposé de M. François Mathieu 17 , l’ingénieur, bourgeois de Genève et de Duillier, qui avait dirigé, au chantier des Eaux-Vives, la construction du navire.
La coque de bois, longue de vingt-trois mètres et large de quatre mètres soixante, avait été conçue et exécutée à Bordeaux, par M. Mauriac père. Les machines à vapeur comprimée, fabriquées, elles, en Angleterre, par Watt et Boulton, comme les roues à aubes, développaient une puissance de douze chevaux et pesaient deux tonnes et demie. Elles pouvaient propulser le bateau à la vitesse constante de treize kilomètres à l’heure. L’ingénieur se lança, à l’intention de son auditoire d’invités, dans une description technique de la machinerie où il fut question de pistons, de condenseur, de pompe d’alimentation, de frottements des coussinets, à laquelle ni le banquier ni Axel ne comprirent grand-chose, mais d’où il ressortit que les douze chevaux de cylindrée fournissaient au bateau une force équivalente à celle d’une quinzaine de chevaux ! Sous le pont du Guillaume-Tell étaient aménagés trois salons, agréablement décorés, éclairés par d’étroites fenêtres, meublés de sièges confortables et de petites tables. Un restaurateur genevois, concessionnaire, y servirait aux passagers des repas à prix fixes.
– Ainsi, intervint M. Laviron, on peut dîner en naviguant et en voyant se dérouler les merveilleux paysages de notre côte. C’est là une belle invention.
Les gens qui ne souhaitaient pas s’enfermer et préféraient voyager sur le pont, largement pourvu de bancs, étaient abrités du soleil ou de la pluie par une grande tente.
– La seule toile de ce bateau sans voile, remarqua en riant Juliane Laviron.
Toujours pratique, le banquier s’enquit des trajets et des tarifs. On annonçait pour chaque semaine, du mardi au samedi, d’avril à octobre, une course quotidienne de Genève à Ouchy et retour, en longeant la côte suisse. Les dimanches et lundis, le bateau ferait le tour complet du lac. En semaine, entre Genève et Ouchy, des escales étaient prévues à Coppet, Nyon, Rolle et Morges. Le Guillaume-Tell parcourrait ces cinquante-huit kilomètres en six heures, sa vitesse, dite commerciale, étant de dix kilomètres à l’heure. C’était le temps mis par la diligence postale pour accomplir le même trajet. Sans arrêts intermédiaires, le vapeur eût pu relier Genève à Ouchy en quatre heures. Mais chaque escale prenait du temps, car le bateau ne pouvait aborder le rivage, ce qui nécessitait un radelage 18 des passagers et des marchandises à bord d’embarcations à rames, ou manœuvrées à l’étire 19
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