Rive-Reine
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Quant aux tarifs, qu’on venait de publier, ils variaient suivant que le passager choisissait de s’installer aux meilleures places, dites premières, à l’arrière du bateau, ou à l’avant, dans les deuxièmes. Le billet de première, de Genève à Ouchy, coûtait 40 batz ou 6 francs de France, tarif identique à celui de la Régie des Postes du canton de Vaud pour le transport par diligence de Lausanne à Genève. Le billet de deuxième valait 24 batz ou 3 francs 70 centimes de France.
– C’est un peu cher, remarqua M me Laviron, quand son mari eut détaillé pour elle le tarif imprimé qu’on remettait aux invités.
– Oui et non. Car il faut savoir que la construction du bateau a coûté à M. Church cent six mille francs de France, près de huit cent mille batz ! Il faut amortir cela, payer le combustible et l’équipage.
Quand les roues à aubes du Guillaume-Tell commencèrent à gifler l’eau du lac, dans un bruit de moulin, et que le bateau se mit en route pour une démonstration, un murmure d’admiration, où se mêlait un peu d’incrédulité, parcourut l’assistance. Des gens poussaient des cris, d’autres, comme Juliane et son père, applaudissaient, d’autres encore, les plus nombreux, se taisaient, médusés. Une vieille femme catholique se signa, en proclamant que seul le démon pouvait faire aller cette machine, qui crachait une fumée d’enfer. Des bateliers, croyant pouvoir faire la démonstration que la vapeur ne valait pas le muscle, se mirent à tirer sur les avirons avec frénésie. Ils furent bientôt distancés, relevèrent leurs rames puis, essoufflés et résignés, regardèrent le bateau s’éloigner, enfin convaincus que venait de commencer pour eux une lutte inégale. Quant aux deux barques à voiles qui escortaient le Guillaume-Tell , elles durent renoncer également à la poursuite, le vent, dont le vapeur n’avait que faire, ne leur étant pas favorable.
– Je trouve étonnant qu’on puisse encore refuser le progrès, s’en méfier et s’en défendre comme d’un mal. Le progrès ne peut apporter que du bien à l’humanité, dit Pierre-Antoine Laviron avec emphase.
– M. Rodolphe Töpffer, qui vient d’épouser Kity Moulinié, est un excellent maître genevois, plein d’esprit. Eh bien, il se déclare ouvertement ennemi du progrès. Il dit que c’est une fièvre qui s’est emparée de la société et qu’on ne pense qu’à aller plus vite, comme si la vie déjà ne passait pas assez vite, dit Juliane, s’adressant à Axel, qui marchait à son côté.
– Le mot progrès, qui devient très à la mode dans l’industrie, recouvre beaucoup de choses et chaque invention nouvelle, en créant un avantage pour l’homme, apporte aussi un inconvénient. Ainsi, ce bateau, que nous voyons s’éloigner, crache une fumée qui, regardez-la, est une insulte au bleu du ciel.
– C’est un mot de poète, monsieur.
– Supposons alors que ses machines cessent de fonctionner, pour une raison quelconque. Comment avancera-t-il ? Comment se dirigera-t-il ? Si ténu que soit le vent, mon voilier se meut et rentre au port, dit Axel.
– Certes, mais on ne peut nier que le vapeur, quand sa machine fonctionne, va plus vite que votre beau voilier, répliqua Juliane.
– C’est bien ce qui me préoccupe, mademoiselle. Si d’autres bateaux, comme celui-ci, sont lancés sur le lac et si on y charge les pierres de Meillerie, les barriques de vin de Lavaux, les grumes, le bois de chauffage, comme aujourd’hui des voyageurs, mes barques ne pourront soutenir la concurrence, sauf par très bon vent, constata le jeune homme.
– Alors, il faut que vous construisiez aussi un bateau à vapeur, dit étourdiment la jeune fille.
– Vous avez entendu combien a coûté le Guillaume-Tell !
– Mais papa dit qu’il va se fonder des sociétés pour construire et exploiter des bateaux à vapeur. Les gens pourront prendre des parts…
– Et devenir propriétaires d’un morceau de bateau dont ils n’auront pas l’usage ! Cela ne peut intéresser que les financiers, pas les entrepreneurs, conclut Axel.
Comme ils arrivaient devant l’hôtel de l’Écu, les Laviron et Charlotte rejoignirent les jeunes gens.
Axel et sa mère avaient prévu de regagner Lausanne le lendemain, en diligence, ne pouvant, comme ils l’avaient espéré, prendre place à bord du Guillaume-Tell , qui
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