Rive-Reine
cinquante-huit Grecs obtenaient provisoirement asile et subsistance dans des familles genevoises.
Avant de regagner Vevey, où il s’attendait à trouver les bacounis inquiets à l’annonce du lancement d’un grand bateau à vapeur, il convainquit sa mère, toujours réticente à cause de sa position de femme divorcée, quand il s’agissait de mondanités, de l’accompagner à Genève pour le lancement du Guillaume-Tell .
– Je vais demander à M. Laviron de nous retenir des places à bord. Ainsi, nous reviendrons à Lausanne par le lac, conclut le jeune homme.
Afin de distraire Charlotte de ses pensées moroses – elle cherchait, chaque jour, dans la Gazette de Lausanne , des nouvelles de la guerre gréco-turque qui ne s’y trouvaient pas – il décida de gagner Genève, où il avait à faire, dès le 25 mai. Ils descendirent à l’hôtel de l’Écu où le Vaudois prenait habituellement ses quartiers. Lorsqu’il annonça à M. Laviron, lors d’une visite professionnelle pour examen de comptes, la présence de sa mère, le banquier le pria, avec elle, au thé de M me Laviron-Cottier.
C’est ainsi que Charlotte Rudmeyer et Axel Métaz pénétrèrent pour la première fois dans le bel hôtel de la rue des Granges, propriété des Cottier depuis trois générations. La rue des Granges, percée en 1717 au-dessus de la Treille, après démolition de très anciennes écuries, était devenue, en peu d’années, la courte artère résidentielle des patriciens genevois, enrichis par ce qu’on nommait alors le haut négoce et la banque. Ils y avaient construit, au cours de la première moitié du xviii e siècle, de beaux hôtels particuliers à la française, en respectant les règles édictées par un gouvernement soucieux d’harmonie architecturale. Orientées vers le midi, abritées de la bise noire par la vieille ville, ces belles demeures, à la cour strictement close du côté de la rue des Granges, dressaient leur façade à fronton triangulaire ou bombé en surplomb de la Treille. De leurs fenêtres, balcons et terrasses-jardins le regard portait, au-delà des remparts, de la promenade des Bastions et de la plaine de Plainpalais, jusqu’aux montagnes de Savoie.
Le haut porche vert sombre, à double battant, surmonté d’un fronton à cartouche daté de 1720, parut à Charlotte austère et intimidant. Le lourd heurtoir de bronze, pendu à la gueule de lion, ne servait plus que d’ornement, un anneau de cuivre commandant, par un invisible système de bielles et de poulies, une cloche placée dans le hall de la maison. Pour accéder à celle-ci, quand un valet à favoris blancs eut entrouvert un battant de la porte cochère, Axel et sa mère durent traverser une cour pavée où s’ouvraient, à gauche, les écuries, à droite, les communs. La façade de l’hôtel, de deux étages sur rez-de-chaussée, se révéla d’une extrême sobriété de lignes. Elle tirait toute son élégance de ses proportions, de l’équilibre des ouvertures, des mascarons qui surmontaient les fenêtres et d’un joli perron galbé, à double révolution, pourvu d’une rampe de fer forgé, dont la balustrade, agrémentée de motifs de cuivre, portait, entre torsades, les lettres L et C entrelacées. À peine avaient-ils franchi le seuil que M me Laviron s’avança au-devant de ses invités. Axel la trouva belle femme, plantureuse, aux traits lourds mais réguliers, le chef surmonté d’un impressionnant chignon, construit avec des nattes savamment tressées.
M me Pierre-Antoine Laviron, née Anaïs Cottier, conduisit les visiteurs dans un immense salon blanc aux lambris crème, au parquet de chêne à bâtons rompus, dissimulé çà et là par des tapis. La corniche et les chambranles décorés de frises dorées, une cheminée de marbre blanc, surmontée d’une grande glace flanquée d’angelots fessus, un précieux mobilier, des tableaux de facture italienne, des porcelaines de Saxe et un énorme bouquet de roses, posé sur une console, conféraient à cette pièce une ambiance raffinée et accueillante. M me Laviron invita Axel à prendre place dans une bergère et Charlotte à s’installer près d’elle, sur un sofa.
La conversation vint naturellement sur les bateaux à vapeur.
– Pour tout l’or du monde, je ne monterai jamais sur un tel bateau. Un Américain a dit à mon mari qu’il arrive que les chaudières explosent et que les passagers qui
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