Rive-Reine
Pendant le repas, Anicet ne fut guère loquace, sauf quand, apprenant qu’Axel avait habité Venise pendant plusieurs mois, il s’anima et posa des questions sur des peintres qu’il ne connaissait que par des eaux-fortes ou des reproductions gravées et coloriées de leurs œuvres les plus édifiantes. Malgré cette compétence sommaire, il proclama sans vergogne que Tiepolo et Véronèse lui paraissaient trop flagorneurs, que Pietro Longhi ne s’inspirait que d’anecdotes, que Canaletto se satisfaisait de la représentation servile du paysage urbain.
– Le seul qui aurait bien peint Venise, d’après un ami anglais, serait son compatriote Turner, dit-il.
Au risque de décevoir M. Laviron père, qui ne demandait aux peintres que de reproduire le plus fidèlement possible les paysages suisses et les célébrités du temps jadis, Axel reconnut que les deux aquarelles vénitiennes de Turner, acquises par une dame anglaise et qu’il avait vues à Venise, rendaient très poétiquement, en effet, la fluidité des contours de San Giorgio Maggiore et de la Salute, dilués à travers les brumes d’or pâle de la lagune.
– Et vous connaissez Goya, risqua le jeune homme. J’ai de lui deux eaux-fortes, que je vous montrerai. C’est d’une rare puissance…
– Quoi ? Ces images affreuses, où l’on voit des sorcières nues chevauchant un balai ou cette horrible vieille à tête de mort, qui coiffe un bonnet ridicule devant son miroir ! coupa Anaïs Laviron.
– Sans parler de cette femme mourante, qu’une autre traîne devant un mur détruit ! renchérit Pierre-Antoine Laviron.
– Ce sont les Français de Napoléon qui l’ont tuée, comme les Français de Louis XVIII en tuent d’autres, pendant que nous suçons notre sorbet, jeta rageusement Anicet.
– Il se pourrait d’ailleurs que ce soient les mêmes, observa Axel, assez au fait de la nouvelle expédition d’Espagne.
– Nous prendrons le café sur la terrasse, dit M me Laviron en quittant la table, pour couper court à la discussion.
Axel se leva, conscient qu’Anicet n’avait qu’une alliée, sa sœur Juliane, restée silencieuse pendant la controverse. Le Vaudois devina que le banquier et son fils devaient se trouver en conflit permanent. En offrant un semblant de compréhension au jeune Laviron, Axel s’était attiré la sympathie du peintre et celle de sa sœur. Arrivé sur la terrasse, alors qu’on servait le café et la crème, Anicet se dirigea vers la longue-vue, la fit légèrement pivoter pour viser, sur la rive opposée, Axel le comprit, l’hôtel d’Angleterre, à Sécheron, lieu de villégiature des têtes couronnées et des célébrités de passage à Genève.
– Voilà que tu as déréglé la lunette. Veux-tu cesser. Je t’ai déjà dit que cet instrument d’optique n’est pas un jouet ! s’écria M. Laviron, comme si le garçon, qui allait sur ses vingt ans, était un bambin ayant commis une faute grave.
– C’est vrai que ce n’est pas un jouet… C’est votre instrument de travail ! lança Anicet avec insolence, en abandonnant la lunette.
Traversant la terrasse, il vint se planter devant Axel. Il avait le regard enfiévré et l’élocution nerveuse.
– Cela peut vous étonner, monsieur, qu’une lunette grossissante, qui pourrait servir, par exemple, à regarder les baigneuses des bains des Pâquis ou le bateau à vapeur de M. Church, soit seulement un instrument de travail ! Eh bien, cependant, c’est le cas ! Mon père, monsieur, est un financier de génie. Cette lunette permet de voir, d’ici, la route qui franchit le col de la Faucille. Elle ne sert même qu’à ça ! Mon père a passé un accord avec le postillon de la diligence de Paris et…
– Tais-toi, cela n’intéresse en rien M. Métaz, dit vivement Juliane, à la vue du visage de son père, cramoisi de colère.
– Mais si, ça l’intéresse ! Père est son banquier. Savoir qu’on a confié ses intérêts à un banquier plus habile que les autres ne peut que satisfaire un client !
– Mais, enfin, Anicet, cesse de parler de ces choses qui ne regardent personne, supplia M me Laviron, visiblement ennuyée.
Anicet, bien que son père se fût mis à arpenter rageusement la terrasse, tenait à poursuivre. Axel, dont la curiosité avait été éveillée, ne pouvait que le souhaiter, même si cela semblait contrarier ses hôtes et leur
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