Rive-Reine
la nuit. La comtesse connaissait fort bien Teresa et lord Byron. C’était dans son salon que l’Anglais et la comtesse Guiccioli s’étaient rencontrés, quelques mois plus tôt.
– Le récit de cette étape padouane du poète fait le tour des salons de Venise, dit Malorsi. Les commères imaginent un enlèvement et soutiennent que les amants vont embarquer secrètement pour l’Amérique. En attendant, ils cohabitent, sans autres chaperons que leurs domestiques, dans la villa de Mira.
Les Vénitiens, ainsi que l’expliqua encore le comte, tenaient l’adultère pour un aimable passe-temps et ne s’étonnaient guère qu’un mari, retenu disait-on en Romagne par des affaires pressantes, eût admis que sa femme voyageât, puis habitât chez un célibataire dont la réputation de libertin n’était plus à faire. Ugo Malorsi connaissait tous les protagonistes de l’aventure et ne se fit pas prier pour éclairer la lanterne du jeune Suisse.
– Le commendatore Alessandro Guiccioli, qui a épousé Teresa Gamba Ghiselli, fille du comte Ruggero Gamba, il y a moins de deux ans, a tout juste quarante ans de plus que sa femme. Retenu à Ravenne par ses affaires – il a de vrais soucis d’argent, pour avoir emprunté plus qu’il ne peut rembourser – il a dû confier la comtesse à son ami Byron, afin que ce dernier accompagne Teresa jusqu’à Venise pour consulter d’urgence le docteur Aglietti. On ignore la maladie dont souffre la jeune comtesse. On la dit simplement fragile des bronches, comme bon nombre de jeunes femmes soumises au climat de la Romagne. Joli minois encadré d’anglaises tirebouchonnées, teint clair, regard vif et gai, épaules potelées, Teresa fait cependant plaisir à voir. Son cas ne peut donc pas être bien grave.
Ugo Malorsi baissa d’un ton pour ajouter :
» La comtesse Guiccioli aurait dû normalement résider tout de suite à Venise au palazzo Malipiero, ainsi qu’il avait été convenu avec son mari. Mais cet arrangement a été transgressé sous prétexte qu’à Mira l’air est plus léger et moins malodorant qu’à Venise. Le docteur Aglietti, que je connais, en est si bien convaincu que, dès sa première visite, il a félicité sa patiente pour le choix de sa résidence !
– C’est un médecin lettré, à ce qu’on dit, interrompit Axel.
– Le docteur Aglietti appartient à cette race de médecins qui ne croient pas à la médecine ! Vous le rencontrerez certainement un soir au Florian. Sa véritable passion est pour les livres anciens, si possible habillés de belles reliures. Il passe ses nuits dans sa bibliothèque et ses journées à visiter les libraires et les marchands de gravures. Sa bonté et sa courtoisie lui valent l’affection des Vénitiens. Comme il a autant de considération pour les pauvres gens que pour les patriciennes désœuvrées, on réclame ses soins dans les quartiers populaires comme dans les palais.
– Et connaît-on maintenant la maladie de la comtesse Guiccioli ?
– Aglietti a tout de suite compris que le traitement des maux de Teresa ne relève pas de la médecine. Il a prescrit du quinquina péruvien et, en cas d’étouffements, la pose de sangsues. En subtil Vénitien, qui sait apprécier les combinaisons des amoureux, il a fourni l’alibi qu’on ne lui demandait pas !
Axel avait lu, quelques mois plus tôt, le poème Orage sur le Léman – écrit en 1816 par Byron, lors de son tour du lac – et déchiffré la signature du poète sur le pilier du cachot de Bonivard, au château de Chillon. Depuis, il ne souhaitait que rencontrer, ou au moins apercevoir, cet Anglais que Martin Chantenoz mettait au même rang que Goethe. Pendant son séjour en Angleterre, en 1817, Axel avait entendu dire que Byron manifestait à sa demi-sœur, Augusta, une tendresse plus amoureuse que fraternelle.
À Venise même couraient d’étonnantes histoires sur ce gentilhomme boiteux, riche, beau, généreux et dissipé. Le comte Malorsi raconta que, lors d’un précédent séjour, Byron, pour sacrifier à la tradition locale, avait été le cavaliere sirvente , c’est-à-dire l’amant autorisé, de la très belle brune Marianna Segati, épouse d’un drapier chez qui le poète logeait. Avec sa franchise habituelle, Byron avait commencé par dire à qui voulait l’entendre : « Je peux la voir et faire l’amour à n’importe quelle heure, ce qui convient à mon tempérament. »
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