Rive-Reine
élégante garde-robe. Certains l’ayant rencontré à Paris avaient eu du mal à le reconnaître, alors que, monocle à l’œil, il dînait avec une actrice chez Vefour. Comme les témoins de ce tête-à-tête galant étaient eux-mêmes en escapade, une parfaite discrétion avait été observée de part et d’autre. Entre Genevois, on se devait ce tacite respect !
Dans la Rome protestante régnaient cependant les mêmes passions qu’à Paris ou à Londres, mais elles restaient, au bord du Léman, dissimulées, furtives, occultes. On les disait plutôt réservées, croyait-on, aux nantis de la haute ville. Les gens de Saint-Gervais, comme les commères de la place du Molard, tentaient d’imaginer ce qui se passait derrière les sombres portails, toujours clos, des beaux hôtels de la rue des Granges. Forçant, comme des sans-culottes, les portes des patriciens, les uns et les autres eussent été déçus. Axel Métaz s’était lui-même autrefois interrogé sur ce mystère, avant d’être reçu chez les Laviron. Or, il pouvait maintenant le constater, il ne se passait rien que de très banal derrière les nobles façades. On dînait entre amis, on fumait de bons cigares en échangeant des idées sur les fluctuations des monnaies, la politique ou les conflits en cours, on jouait au mort, au whist ou au boston, on adressait aux dames des compliments sur leur toilette, jamais sur leur tournure. Chacun se comportait toujours comme si le fantôme de Calvin surveillait faits et gestes ! Tous affichaient, quels que fussent leurs maux, leurs soucis ou leurs joies, une réserve solennelle.
L’adultère, rarement révélé, avait du mal à trouver des lieux de délices dans une ville où la bonne société partageait une promiscuité mondaine de chaque jour. Les couples illégitimes devaient se former hors des remparts, dans des campagnes isolées, dans les stations thermales, à Loèche ou à Yverdon. Mais qu’une femme partît en cure sans son mari et l’on jasait, comme on souriait d’un air entendu quand un négociant se rendait à l’étranger sans emmener son épouse. Certains coureurs de jupons trouvaient utile d’avoir un bateau à quai, aux Pâquis. Sur le lac, loin des berges peuplées, les amoureux pouvaient enfin se croire seuls au monde.
Mais que survînt un coup de vent, un incident de navigation qui obligerait à demander le concours des bacounis, gens moqueurs et sans discrétion, et tout pouvait être découvert. Et puis, ce genre de partie, sans parler de l’inconfort, mettait du désordre dans les toilettes. Celles qui, censées avoir pris le thé avec une amie de connivence, rentraient échevelées et chiffonnées, parfois livides, quand la houle avait transformé les élans du cœur en nausées, se trahissaient devant leur femme de chambre.
Et cependant, subsistait encore, dans cette Genève de la Restauration, une grande part de la foi des temps héroïques de la Réformation. Le Genevois, d’esprit moins vif que le Français, mettait plus de sincérité que ce dernier dans ses opinions, moins dans ses gracieusetés. Il tenait à ses idées et ne craignait pas de les exprimer, avec la fierté de l’homme libre et responsable. Il n’enviait au Parisien que l’espace vital, depuis qu’un journal attribuait 17 mètres carrés 66, en moyenne, au Genevois alors que, sur les bords de Seine, un habitant de Paris disposait de 43 mètres carrés !
Les professeurs de l’Académie de Genève, tous agréés par la vénérable Compagnie des pasteurs, ignoraient le montant des traitements des professeurs parisiens. Ils savaient en revanche, tel Martin Chantenoz, que les émoluments de leurs collègues de l’Académie de Lausanne étaient doubles des leurs !
Un matin, alors qu’Axel se trouvait dans le bureau de M. Laviron, Juliane fit irruption.
– Maman a su que vous étiez là et m’envoie demander si vous accepteriez de nous accompagner jusqu’au pont de fil de fer de M. Dufour. Mon frère refuse de le voir, car il le trouve laid et proclame qu’il sera bien aise quand il se rompra, entraînant dans sa chute les imbéciles qui l’empruntent !
Axel se déclara enchanté d’être promu chevalier servant de ces dames et, un quart d’heure plus tard, le trio était en route pour le bastion du Pin où la Chambre des travaux publics avait fait aménager un jardin d’agrément. On accédait à cette oasis de verdure, plantée de vingt-cinq
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