Rive-Reine
fatigué et mélancolique. Ajoutons à cela qu’il pleut souvent et que l’ardeur combative des Grecs me semble singulièrement émoussée par la rivalité politique entre deux chefs, Mavrocordato et Colocotronis. Ce dernier, que je connais, est un bandit de grand chemin, prêt à se faire dictateur de la Grèce nouvelle. Vous pouvez dire tout cela aux braves Vaudois qui envoient leur argent aux comités d’aide aux Grecs. Vous pouvez leur dire aussi que les Grecs vendent les objets, vêtements, couvertures, matériel médical, remèdes expédiés par le comité français ! Ils vendent même aux dames les franges et les broderies des drapeaux ! Malgré ce mercantilisme, qui semble être dans leur nature, les Grecs sont des gens hospitaliers, d’un fatalisme souriant. Ils sont souvent beaux, aiment boire, chanter, danser et courtiser les femmes, dont la vénusté a justement inspiré Phidias. »
Tel était le tableau, limité, il est vrai, à un secteur précis, que le général Fontsalte brossait de la Grèce en guerre pour son indépendance.
Flora Baldini, qui, ce soir-là, entendait pour la dixième fois la lecture de cette lettre, fit observer, parlant de Blaise :
– Il eût mieux fait, quitte à se battre, de participer à l’affaire d’Espagne. Celle-là est résolue depuis que les révolutionnaires espagnols ont capitulé à Cadix et que le roi Fernando VII a été remis sur le trône par les Français, le 30 septembre dernier.
– Belle réussite en vérité ! s’insurgea Axel. Ce despote a aussitôt fait exécuter Rafael del Riego y Nuñez, devenu général, et qui ne demandait qu’un retour à la Constitution de 1814, et jeter en prison une foule de braves gens. Si Blaise était allé en Espagne, Flora, c’est avec eux qu’il eût marché, pas avec les soldats de Louis XVIII. À mon avis, c’est pour ne pas avoir à combattre d’anciens compagnons d’armes que Ribeyre et lui ont choisi d’aller aider les Grecs. Là, du moins, on sait de quel côté sont l’honneur et la liberté !
– Très bien ! s’écria Charlotte, qui retrouvait chez son fils les accents de Fontsalte.
– Pfft, fit Flora.
Quand, le dimanche suivant, Axel annonça à sa mère qu’il allait passer la semaine à Genève, pour assister à une réunion des actionnaires du Winkelried – il était question de doter le bateau d’une machine de trente chevaux, plus puissante que celle initialement prévue, ce qui supposait une augmentation de capital de la société – Charlotte remit à son fils une lettre pour Blaise de Fontsalte.
– Si tu crois qu’elle peut être acheminée par le comité de Genève, essayons, dit-elle, sans rien révéler du contenu du message.
Depuis la paternité américaine de Guillaume, Flora encourageait son amie à convoler. Peut-être sa décision était-elle prise ?
Genève, où séjournait souvent Axel Métaz, avait connu en quelques années de grandes transformations. Les vieux bastions, maintenant plantés d’arbres, perdaient leur aspect guerrier et ressemblaient à ces grosses potiches dans lesquelles on cultive les plantes d’appartement. Entre les fortifications, le Conseil représentatif faisait aménager des promenades publiques et, dans le même temps, détruire un élément propre au décor des rues basses : les larges avant-toits supportés par des colonnes de bois que les Genevois appelaient assez improprement dômes.
Les promoteurs de ces destructions soutenaient que les dômes, si appréciés des piétons les jours de pluie et de neige, devenaient d’un entretien trop coûteux, nuisaient au bon éclai rage des logements, retenaient l’humidité et constituaient, en cas d’incendie, un aliment privilégié du feu. Les hauts-bancs, ces échoppes de plein vent du petit commerce, qui avaient toujours trouvé place entre chaussée et trottoirs, sous les dômes, résistaient heureusement à l’éviction.
Ces destructions commencées à Rive, quartier des imprimeurs, et aux Allemands-Dessous, berceau de la Réforme, se poursuivraient, annonçait-on, par les quartiers des Orfèvres et des Allemands-Dessus.
L’effort d’urbanisation se traduisait aussi par la destruction d’arcades de pierre menaçant ruine, une réfection de la place Neuve et le ravalement des façades des belles maisons de la Corraterie. Depuis 1820, les Genevois avaient vu s’élever de beaux édifices, privés et publics,
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