Rive-Reine
Quelques mois plus tard, l’habitude ayant affadi les charmes de sa voluptueuse logeuse, le lord avait découvert que cette superbe Vénitienne aux yeux noirs était non seulement querelleuse mais d’une jalousie agressive. N’avait-elle pas rossé sa propre belle-sœur, une sémillante blonde, trouvée en conversation avec son amant anglais ! Byron s’était empressé de changer d’adresse en même temps que de maîtresse. Il avait alors introduit au palais Mocenigo, dont il avait loué l’étage noble, sa nouvelle conquête : la boulangère Margarita Cogni, rencontrée au cours d’une promenade à Malamocco. La jalousie de la drapière était vive mais flatteuse ; celle de la boulangère se révéla furieuse et triviale. Bientôt, tout le quartier retentit des hurlements de la sauvagesse.
– Sa lascivité bestiale, sa frénésie lubrique, sa perversité primitive réjouissaient l’Anglais, seulement, le rire canaille de cette femme faite, au dire même de son amant, « pour mettre au monde une race de gladiateurs », son langage cru et imagé, ses boutades obscènes, ses colères junonesques, ses imprécations sonores effrayaient les domestiques et semaient la confusion chez les visiteurs du poète. Je fus deux fois témoin de ses débordements, confessa Ugo en hochant la tête.
– Ce devait être du dernier comique…, du Goldoni au naturel ! s’exclama Axel, intéressé.
– Byron lui-même s’en amusa jusqu’à l’an dernier, lorsque à la Cavalchina, dernier bal masqué du carnaval, l’amazone irascible arracha le masque de la vertueuse signora Cantarini, à qui Byron venait, pour une fois en toute innocence, d’offrir son bras.
– Quel homme ! Quelle santé ! s’écria Axel.
– Vous ne pouvez imaginer, mon ami, le nombre des conquêtes de lord Byron. Celui qui voudrait en dresser la liste perdrait son temps car ses amantes sont de toutes les classes de la société. Pour ma part, j’ai connu sa liaison avec la belle ballerine de l’Opéra de Venise, Arpalice Taruscelli, que le lord, toujours généreux et bienveillant pour ses anciennes maîtresses, a recommandée à ses amis quand notre troupe d’opéra est partie pour Londres. Il eut aussi l’honneur de partager avec le roi de Naples les faveurs d’Elena de Mostra. Et ce ne fut pas, semble-t-il, la seule chose que ces messieurs partagèrent, la dame ayant distribué sa gonorrhée en même temps que ses baisers !
Tout Venise savait maintenant que la nouvelle maîtresse du poète était la troisième épouse du comte Guiccioli. Ce Romagnol, ancien député du Conseil cisalpin sous la domination française, avait assisté au couronnement de Napoléon comme roi d’Italie, à Milan, en mars 1805. Depuis le départ des Français, consécutif à la chute de Napoléon, et le retour de la Romagne dans les biens du Vatican, Alessandro Guiccioli n’avait eu que des ennuis. Incapable de payer ses dettes, il avait été emprisonné au château Saint-Ange, à Rome. Il en était sorti peu de temps avant l’assassinat de son principal créancier. On murmurait que Guiccioli n’était peut-être pas étranger à cette sanglante mais avantageuse disparition, car un autre homme, avec qui le commendatore était en affaire, avait, lui aussi, péri sous le couteau d’un inconnu ! Le décès des deux premières épouses du comte incitait certaines personnes à se poser des questions.
– Certains voient en lui une réincarnation de Barbe-Bleue ! dit le comte en pouffant de rire.
– Tout cela n’est guère rassurant pour lord Byron. On dit que le mari de Teresa a emprunté à plusieurs reprises de l’argent au poète. C’est assez bas de louer en quelque sorte sa femme à un étranger, observa Axel.
– Ce n’est pas cette histoire d’emprunt, et encore moins ce cocuage, qui m’inquiètent. J’ai peur que cela ne finisse néanmoins en drame, car la comtesse Guiccioli est véritablement amoureuse de son Anglais. Or, ce dernier étant ce qu’il est, elle se verra un jour trompée, abandonnée et malheureuse. Voyez-vous, Axel, les palais de Venise peuvent abriter des amours folles, sincères et profondes. Elles ne sont jamais heureuses longtemps !
Oubliant le débat, Malorsi vida sa tasse de café à petites gorgées, en portant un regard mélancolique sur un couple enlacé, qui se dirigeait à pas lents vers la piazzetta.
Ce jour-là, Axel Métaz apprit par sa logeuse que
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