Rive-Reine
voler les enfants et les poules, dit-elle à Claude Ribeyre, qui rit longtemps de cette caricature.
Lorsqu’il quitta la place de tir, en compagnie de Chantenoz, pour regagner le centre de la ville, Axel eut droit aux appréciations plus subtiles de son ancien précepteur.
– Une sibylle de feu ! Une prêtresse de la nuit. Une charmeuse qui apprivoise les forces obscures. Un fauve cruel et tendre, voilà ce qu’elle est, cette ardente femelle. Diablement intéressante à connaître, mais dangereuse à aimer. Prends garde, Axel, ces femmes-là vous dépècent l’âme à coups de caresses, et les tortures qu’elles infligent deviennent délices dont la privation anéantit l’être.
– Ne soyez pas inquiet pour moi, Martin. Et laissez-moi vous rappeler que, concernant les femmes, j’ai peut-être plus d’expérience que vous ! répliqua l’amant d’Adrienne, aimablement ironique.
Lazlo fut exact au rendez-vous et, tandis que tout dormait à l’hôtel, Axel suivit le Tsigane à travers les rues où titubaient, lanterne en main, des fêtards attardés. Ils arrivèrent au bord de l’Aar. Lazlo, éclairant les pas d’Axel avec sa lanterne, s’engagea dans un étroit chemin qui conduisait à un portail. Au-delà, une allée aboutissait à un perron où une ombre semblait monter la garde. Le Tsigane s’adressa à la sentinelle dans sa langue et disparut en invitant Axel à gravir les marches. Une porte s’ouvrit sur un hall brillamment éclairé, l’ombre dévoila son visage et le visiteur reconnut Zélia. La servante, dont les yeux, noirs et luisants comme perles de jais, le fixèrent avec une intense douceur, lui baisa la main avant de l’entraîner devant une double porte. Elle pianota sur le panneau et, sans attendre de réponse, l’ouvrit et s’effaça.
Adrienne, étendue sur un sofa, fumait une pipe à long tuyau. Sa chemise de nuit de batiste ne laissait rien ignorer de son intimité. Elle posa sa pipe sur une table basse et ouvrit les bras. Axel s’y jeta avec fureur. Il attendait cette étreinte depuis des mois.
Plus tard, après que Zélia leur eut servi un café très fort, ils se racontèrent l’un à l’autre les mois de séparation. Axel fut bref, sa vie n’ayant rien que de très banal et Adrienne voulant seulement savoir si une autre femme occupait son cœur. Il ne vint pas à l’idée du jeune homme de demander à sa maîtresse si elle lui avait été fidèle. Elle eût répondu par des aveux dégradants ou menti par jeu, pour lui plaire ou le punir d’une vaine curiosité. Elle lui précisa, en revanche, avec confiance et sincérité, qu’elle séjournait dans une dépendance du manoir d’Arenenberg, propriété de la reine Hortense, réduite à n’être plus que comtesse de Saint-Leu. La fille de la défunte impératrice Joséphine vivait en Thurgovie, avec son plus jeune fils, Louis Napoléon, qu’éduquait un précepteur. Son époux, l’ex-roi de Hollande, Louis Bonaparte, frère de Napoléon, de qui elle était séparée, avait exigé d’avoir près de lui, à Rome, l’aîné de leurs enfants, Napoléon Louis.
L’ex-reine était devenue propriétaire d’Arenenberg, pour 30 000 florins, le 10 février 1817. Grâce à la compréhension des Thurgoviens, insensibles aux protestations françaises et autrichiennes, elle avait pu en faire sa résidence principale. Le manoir avait été bâti en 1546 par le bourgmestre de Constance, au milieu des vignes, près du village d’Ermatingen, sur une colline dominant l’Untersee, le bout du lac qui s’étire vers Schaffhouse.
La demeure avait été dotée d’un toit en pavillon et confortablement aménagée par Hortense de Beauharnais qui, peu à peu, y rassemblait les souvenirs de sa splendeur passée. Les visiteurs reconnaissaient, dans les salons, des meubles venus de Saint-Leu et de Paris, le portrait de Joséphine par Gérard, des tableaux de David, des miniatures d’Isabey, des vases de Sèvres, des marbres de Canova.
– Le site est admirable, commenta Adrienne, enthousiaste. En face, on découvre l’île de Reichenau et son ancienne abbaye bénédictine. À droite, le regard porte jusqu’à Constance, à gauche, jusqu’au Rhin. C’est un lieu commode pour recevoir ou faire partir des messages, accueillir ou cacher des agents. Metternich, toujours méfiant, a dit du château d’Arenenberg : « Il est propre à faciliter toutes les communications suspectes et,
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