Rive-Reine
par conséquent, très difficile à surveiller. » Souvent, des espions de Louis XVIII et de Metternich viennent rôder sur les chemins alentour. Tout ce qu’ils ont trouvé jusqu’à présent, ce sont vingt-sept lettres sur la personne de M lle Élisa de Courtin, ancienne secrétaire de M me Campan, lors d’un contrôle à Strasbourg. Ces missives, adressées par Hortense à divers amis, ne contenaient rien de suspect. C’est justement à cause de cette surveillance que le lieu est sûr, quand on connaît les chemins pour entrer et sortir sans rencontrer de vilains curieux ! conclut Adrienne.
– Et quel rôle joues-tu, à Arenenberg ? demanda Axel, enroulant, par jeu, autour de son index, une longue mèche de cheveux d’Adriana.
– Je suis venue pour classer et compléter la bibliothèque. On peut mettre dans les livres des pages que n’ont pas écrites les auteurs, sais-tu, Axou !
– J’imagine : lettres pointées à l’encre invisible, lecture à grille, textes codés, etc. Au café Papon, les Italiens sont très forts pour ce genre de correspondance secrète. Mais cela ne me dit pas pour qui, et pourquoi, tu joues encore à ces jeux dangereux.
Le regard vairon d’Adriana fulgura.
– Pour la liberté, pour hâter la fin des tyrans, pour que les peuples puissent enfin choisir, comme chez toi, en Suisse, leur gouvernement. Depuis Venise, je n’ai pas changé. Tu as vu ce qui se passe en Italie, en Grèce, en Espagne. Ce qui se passera bientôt, peut-être, en Prusse et en France. Comme une araignée obstinée, la charbonnerie tisse sa toile sur l’Europe. Elle sera plus forte quand les groupes, épars à travers royaumes et principautés, seront fédérés, solidaires. Un jour, Axou, la révolution sera internationale !
L’aube s’insinuait déjà par les fentes des volets. Adriana interrompit, d’un baiser, la conversation. Lascive, avide, implorante, elle empoigna les cheveux d’Axel et l’étreignit avec violence.
– Nous avons si peu de temps ! Laissons cela. De toi, je n’attends que tendresse et plaisir. Viens ! ordonna-t-elle.
En regagnant l’hôtel du Lion d’Or, à la pointe du jour, le jeune homme ne croisa que des maraîchers, qui poussaient leur charrette débordante de légumes et de fruits vers la place du Marché. Il fallait bien nourrir ces milliers de tireurs, venus de tous les cantons d’Helvétie !
De la fin du séjour à Aarau, Axel Métaz ne devait conserver qu’un souvenir ténu. Ses retrouvailles avec Adrienne prévalurent si fortement, pendant quelques jours, qu’il fut incapable de rapporter à Louis Vuippens et à Régis Valeyres la teneur politique du discours de clôture, prononcé par le conseiller fédéral, ni de décrire les cavalières qu’il avait enlacées pendant le bal ! Il leur montra, en revanche, la coupe de jade.
Le maître de Rive-Reine avait retrouvé ses habitudes veveysannes depuis trois semaines quand il reçut de la société du Winkelried , dont il était actionnaire, une invitation au lancement, à Genève, du nouveau vapeur. Le lendemain, Pierre-Antoine Laviron, par courrier, le conviait à dîner avec sa mère le soir de l’inauguration. La cérémonie était fixée au 14 juillet. Charlotte et Blaise, partis se marier à Fontsalte, ne seraient pas de retour à cette date. Axel se trouvait donc seul. Il proposa à Flora, qui séjournait à Vevey pendant l’absence de Charlotte, de l’accompagner à Genève, mais l’Italienne, outrée, refusa de participer à une fête organisée le jour anniversaire de la prise de la Bastille.
– Les révolutionnaires font un exploit du massacre des Suisses qui gardaient cette prison pour nobles luxurieux, fous ou endettés. C’est une belle infamie de choisir ce jour de deuil pour lancer un bateau genevois ! Je t’en conjure, Axel, ne monte pas sur ce vapeur ! Si Dieu est juste, il sera maudit et s’abîmera dans le lac ! s’écria-t-elle.
Cette prédiction amusa beaucoup le jeune homme, qui s’en fut à Ouchy embarquer sur le Guillaume-Tell , comme il le faisait maintenant quand il devait se rendre à Genève. Le service donnait une telle satisfaction aux usagers que M. Church venait d’annoncer qu’à la fin de la première saison d’exploitation le bateau avait produit un excédent de recette de 52 000 francs de France et que les dix-sept actionnaires, à qui les premiers promoteurs avaient vendu des
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