Rive-Reine
Ah ! messieurs, quel chagrin ! Mais Son Excellence dispose des prodigieuses ressources du génie. Il s’est mis au travail, dès le lendemain, avec l’architecte Coudray – le gendre du conseiller Meyer, qui vous a recommandés, ô combien utilement, chez nous – pour tracer les plans d’un nouveau théâtre. Ce sera le plus beau d’Allemagne. En attendant, on joue dans la grande salle de l’hôtel de ville, car, ici, nous ne saurions nous passer de tragédies, d’opéras, de comédies ou d’opérettes, acheva l’homme en s’effaçant pour laisser les voyageurs pénétrer dans leur chambre.
Axel lui remit un pourboire royal, que le maître d’hôtel empocha sans évaluer son importance avec une désinvolture distinguée. La simple palpation des pièces eut cependant pour effet de lui faire ajouter une confidence :
» Puis-je me permettre d’apprendre à ces messieurs, qui ont certainement lu les Souffrances du jeune Werther , le beau roman de M. de Goethe, qu’il leur est dévolu, par un généreux hasard, que j’oserai qualifier de très bénéfique pour des admirateurs du prince des poètes, d’occuper la chambre où logea, en septembre 1816, M me la Conseillère aulique, veuve Kestner, née Charlotte Buff, la Lotte du roman. J’ai eu le plaisir insigne d’accueillir cette héroïne, universellement connue, et le bonheur de la servir, ainsi que sa fille Clara, pendant la visite que ces dames rendirent à leur sœur et tante. Pensez, messieurs, que M me la Conseillère aulique, alors âgée de soixante-trois ans, n’avait pas revu le génie qui lui conféra un éternel prestige romanesque depuis quarante-quatre ans 3 !
– Et pensez-vous que Goethe l’ait invitée à son jubilé ? La verrons-nous à Weimar ? demanda Axel, fort intéressé.
Le maître d’hôtel parut maîtriser avec difficulté une émotion soudaine.
– M me la Conseillère aulique n’est point annoncée à l’hôtel, messieurs. Elle peut naturellement descendre chez sa sœur, M me Ridel, veuve du directeur de la Trésorerie ducale, mais nous le saurions déjà. Et puis, M me la Conseillère aulique a maintenant soixante-douze ans, un âge pour une femme qui mit au monde onze enfants, messieurs. Elle branlait déjà de la tête en 1816. Enfin, sans commettre une indiscrétion, qui pourrait donner matière à littérature, j’ai cru comprendre, à sa mine, le soir où, après le théâtre, von Goethe la raccompagna à l’hôtel dans son carrosse, qu’elle n’avait pas retrouvé dans l’Excellence de Weimar l’étudiant amoureux de Wetzlar. Celui qui, en 1772, s’était résigné, dit-on, la mort dans l’âme, à la laisser à son fiancé ne semblait plus regretter ce loyal sacrifice ! Ah ! messieurs ! Comme les gens ont tort, les femmes sentimentales surtout, de vouloir comparer les douces images du passé à la réalité sans fard du présent. C’est aller au-devant de déceptions. J’ai bien vu, et nous en avons beaucoup parlé avec ma femme, gouvernante de cet hôtel, que ne subsistait plus, entre le génie aux œuvres impérissables et celle dont il a figé l’image dans un livre que tout le monde qui sait lire a lu, qu’un pâle souvenir. Voilà pourquoi nous croyons que M me la Conseillère aulique ne fera pas le voyage de Weimar pour assister à la consécration d’une carrière dont elle n’est, somme toute, qu’un lointain épisode privé !
– Il est patent, quand on voit la décoration de la ville, que votre génial ministre jouit, ici, d’un véritable culte, risqua Chantenoz.
– Vous n’imaginez pas à quel point, messieurs. Pas plus tard que la semaine dernière, un noble Bavarois, grand admirateur de Goethe, a tenté d’obtenir du coiffeur qui officie au Frauenfeld une mèche de cheveux de Son Excellence. Il avait entendu dire, dans un salon, qu’une telle relique était accessible, à condition qu’on y mît le prix. Eh bien ! messieurs, toutes les mèches promises aux ciseaux lors des prochaines coupes sont déjà retenues !
Axel émit un petit rire moqueur. Chantenoz, qui tenait à soutirer d’autres confidences au bavard, jeta un regard sévère à son ancien élève, craignant que cette hilarité ne fût interprétée par le maître d’hôtel comme un crime de lèse-majesté.
– Vous qui voyez défiler ici toutes les célébrités d’Europe devrez, un jour, écrire vos souvenirs sur la vie à Weimar, dont
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