Rive-Reine
sur nos rivages sera soumis à rude épreuve, car le profil de notre côte est tel qu’aucun obstacle naturel ne la protège des colères du Léman. Impossible, donc, d’asseoir solidement des digues avancées, dit-il, péremptoire et bougon, un matin où le sujet revenait dans la conversation.
Tout en admettant ne rien savoir de l’architecture des digues, Simon Blanchod soutint Valeyres, en Vaudois près de ses sous :
– On oublie le coût des matériaux et de la main-d’œuvre. On commence avec un devis et on finit à Dieu sait quel prix ! La caisse communale est sans cesse ponctionnée pour les travaux des rues, la construction de dépendances municipales, qui ne rapportent rien mais coûtent en entretien, l’amélioration de l’instruction publique, qui est une bonne chose, la nouvelle organisation du tribunal, qui l’est moins, la réfection de l’hôpital ! Alors, même si le bon Perdonnet met des sous à fonds perdus pour nous offrir un port et un quai, il faudra bien payer l’entretien et les réparations d’ouvrages que Pierre voit souvent endommagés !
– Peut-être a-t-on tort de vouloir construire le port au bas de la place du Marché, concéda Axel.
– Le seul endroit où l’on pourrait, peut-être, établir un petit port tranquille, c’est dans le creux entre l’Ognonnaz et les Belles-Truches, à condition qu’on ait assez de fond, dit Valeyres d’un air entendu.
– Quand je rencontrerai Perdonnet, je lui suggérerai de faire effectuer des sondages par l’arpenteur Rossier, dit Axel.
– Ça ne changera rien aux frais ! maugréa Blanchod.
Depuis que les vapeurs Guillaume-Tell ou Winkelried faisaient, chaque jour, alternativement escale à Vevey, en face de la place du Marché, Axel empruntait souvent l’un de ces bateaux pour se rendre à Ouchy, au moulin sur la Vuachère. S’il voulait aller voir sa mère, à Beauregard, il profitait, comme tous les voyageurs, du service de la Caroline , une voiture à quatre chevaux qui faisait la navette entre le quai d’Ouchy et la place Saint-François, en empruntant la rude côte de la Grotte, propriété où Edward Gibbon s’était installé, en 1783, avec son ami Jacques-Georges Deyverdun.
Au commencement du mois de mai, Axel Métaz décida de se rendre à Genève, d’abord pour parler affaires avec Pierre-Antoine Laviron, son banquier, savoir où en était la construction du Léman , dont il était actionnaire, mais aussi poussé par l’envie de se retremper dans l’ambiance de la grande ville. Avec près de trente mille habitants, Genève était en continuels expansion et embellissement. La construction de nouveaux immeubles, pour lesquels les carrières de Meillerie fournissaient de plus en plus de pierres taillées, l’éclairage au gaz des rues principales, les projets de création d’hôtels et de quais, mettaient une animation considérable dans la cité, qui attirait de nombreux visiteurs étrangers.
Les Laviron, et Juliane plus encore que ses parents, firent fête au Veveysan, qu’ils n’avaient pas revu depuis le mois d’octobre précédent, quand, répondant à une invitation au repas de midi, Axel se présenta rue des Granges. Le jeune homme dut raconter, par le détail, son séjour à Weimar, sa brève rencontre avec Goethe et sa randonnée, qu’il qualifia benoîtement de touristique, dans les Carpates. Il se souciait peu de révéler les mystères du château de Koriska et d’évoquer une lointaine demi-sœur, dont les Laviron ignoraient encore l’existence. Juliane avait, elle aussi, des souvenirs de voyage à raconter.
Tandis qu’Axel assistait au jubilé de Goethe, les Laviron au complet s’étaient embarqués pour l’Angleterre, le banquier étant invité, avec sa famille, par son nouvel associé londonien, à inaugurer les locaux de la Baker & Laviron Bank, sur le Strand. La famille se trouvait maintenant amputée d’Anicet, qui, au retour d’Angleterre, avait décidé, sans que rien pût le faire changer d’avis, de rester à Paris pour étudier sérieusement la peinture. Il vivait à Montmartre et ne donnait que rarement de ses nouvelles, ce qui irritait son père, désolait sa mère et inquiétait sa sœur.
Axel comprit bientôt que la dérobade d’Anicet causait à M. Laviron plus qu’une déception, un véritable chagrin, que cet homme dissimulait de son mieux. Non seulement il ne concevait pas qu’un fils de banquier
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