Rive-Reine
respectivement de trois et un an, il était temps que Blandine, qui vient de passer vingt-deux ans, se mariât. Seules les longues études de Lewis ont retardé la noce. Le mariage sera célébré fin mai, au temple de New Vevay, comme Blandine en a exprimé le désir. Car, bien que le business me retienne le plus souvent à Boston, je fais toujours étape à Vevay quand je vais visiter nos succursales de Cincinnati, Des Moines ou Denver. J’ai d’ailleurs acquis de nouvelles terres et suis devenu le premier producteur de vin de notre colonie, qui compte maintenant cent trente foyers. Notre vin n’est pas aussi bon que celui de Lavaux, mais il est, de l’avis commun, agréable à boire. Pour moi, c’est le best que l’on puisse récolter aux États-Unis. Je dois te dire que j’ai eu la grande satisfaction, l’an dernier, de le faire déguster à l’illustre général La Fayette. J’étais parmi ceux qui, au mois de mai 1825, ont accueilli à la Nouvelle-Vevey le good friend de George Washington. J’imagine que les gazettes vaudoises ont donné des comptes rendus de ce voyage triomphal, commencé au mois d’août 1824.
» Le général a parcouru les États-Unis, où tout un peuple reconnaissant voulait voir celui qui avait participé à la guerre de l’Indépendance. Il a d’ailleurs failli ne jamais arriver jusqu’à nous qui l’attendions dans la maison de M. Febigers, à la Nouvelle-Vevey, parce que, dans la nuit du 8 au 9 mai 1825, le steamboat Artesian , à bord duquel il remontait l’Ohio, a fait naufrage. Tu penses qu’il en fallait plus pour émouvoir pareil soldat. Il a tout simplement changé de vapeur et c’est le Patagon qui l’a porté jusqu’à nous. Nous étions une quarantaine à l’attendre chez Febigers et c’est notre doyen, le père Dufour, Jean-Jacques de son prénom, celui-là même qui quitta Montreux en 1796 pour fonder notre colonie du Kentucky, qui fit le speech , si bien senti que nous l’avons fait imprimer. Je le joins à ma lettre, afin que tu puisses montrer aux amis de Vevey que nous sommes fidèles à nos principes, bien que nous ayons ici trouvé une nouvelle patrie. On nous a signifié, à Blandine et à moi, notre citizenship américaine. Nous en sommes fiers, car c’est bien ici que se crée une civilisation nouvelle, qui fera pièce à celle de la vieille Europe, dont les peuples pusillanimes sont toujours prêts à en découdre pour satisfaire la vanité, les ambitions et l’arrogance de princes barbares. »
Axel, un peu agacé de constater que Guillaume usait maintenant de mots anglais, comme s’il avait oublié le terme français correspondant, et écrivait, indifféremment, Vevey ou Vevay, prit cependant le temps d’aller au bout de la missive avant de lire l’imprimé joint par Guillaume. Le vieux Dufour s’était exprimé en ces termes :
« Général, vous voyez devant vous des hommes qui, dégoûtés du despotisme et de la misère qui règnent sur la vieille Europe, ont quitté leur patrie pour venir chercher sur cette terre hospitalière le libre exercice de leurs droits et de leur industrie. Nos recherches n’ont point été vaines, nous sommes devenus citoyens américains et nous sommes heureux.
» Autrefois, général, dans notre beau pays d’Helvétie, des hommes courageux plantèrent un arbre de la liberté, à l’ombre duquel ils espéraient que leurs descendants goûteraient le bonheur ; mais bientôt après, cet arbre fut tellement surchargé de greffes aristocratiques, qu’il ne porta plus que de mauvais fruits, et que son ombrage même devint malfaisant ; alors nous nous sommes rappelés [sic] que vous aussi vous aviez aidé à planter un arbre de la liberté dans un autre hémisphère ; des rapports fidèles nous apprirent que, sur cet arbre, les greffes aristocratiques ne pouvaient pas prendre, et que ses vastes rameaux offraient un abri assuré contre le despotisme. Nous sommes venus chercher cet abri, général, et nous y avons trouvé le bonheur dont nous vous faisons hommage aujourd’hui 5 . »
Axel se demanda quel avait pu être l’intime jugement du marquis de La Fayette, aristocrate libéral, tour à tour monarchiste et républicain, carbonaro notoire, député sous Louis XVIII, sur cet accueil grandiloquent. Il n’était pas sûr que Jean-Jacques Dufour eût quitté Montreux, en 1796, pour fuir le despotisme bernois, et l’arbre de la liberté n’avait été planté, au milieu
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