Rive-Reine
le moment venu, l’informer des plaisirs et dangers de ce que M me Laviron nommait le jeu d’Ève et d’Adam. On disait dans le milieu de la banque que les Laviron constituaient une famille moderne. Et les personnes au courant des fantaisies d’Anicet ajoutaient en hochant la tête : « On voit où mène une telle éducation. »
Juliane avait reçu avec profit les leçons d’une institutrice française, assez savante pour goûter les conférences du botaniste Pyramus de Candolle, suivre, depuis sa fondation, en 1815, les travaux de la Société helvétique des sciences naturelles et fréquenter la Société de Lecture, temple littéraire du savoir distingué, fondé en 1818.
Ainsi Juliane savait-elle assez de latin pour comprendre les très anciens psaumes, de mathématiques pour calculer un pourcentage, de géométrie pour faire la différence entre triangle rectangle et isocèle, de physique pour démontrer le principe d’Archimède, de chimie pour confirmer que l’or, le plus ductile de tous les métaux, n’est dissous que par le mercure… et la main de la femme !
De surcroît, M. Laviron avait communiqué à sa fille sa passion de l’histoire nationale. Juliane récitait, de mémoire, le serment du Grütli, commentait la bataille de Grandson et nommait, sans une hésitation, les dix-sept défenseurs héroïques de Genève, tués en décembre 1602, quand les Savoyards avaient tenté l’escalade des remparts. Ses connaissances en géographie paraissaient plus modestes, encore qu’elle fût capable de situer Malte, Ceylan et le cap Horn sur un planisphère muet.
D’une tante, elle avait appris la tapisserie, le crochet, et brodait finement le chiffre de son père sur les mouchoirs. La cuisinière lui avait inculqué l’art de cuire les rösti et la tarte aux pruneaux, la méthode infaillible pour réussir une crème anglaise, rattraper une mayonnaise et comment pocher les pêches de vigne.
M me Laviron, prêchant d’exemple, avait dispensé à sa fille les quelques connaissances ménagères qui permettent aux épouses bourgeoises d’en remontrer, si nécessaire, aux domestiques, et les compétences mondaines qui confèrent maintien, aisance et contenance aux maîtresses de maison. Ainsi, Juliane savait recevoir avec grâce, placer sans hésitation des invités à table, servir le thé, passer à toute heure le tailleur ou la robe de circonstance, rédiger des condoléances, choisir un cadeau d’anniversaire, confectionner un bouquet, tenir à distance les importuns et les galants trop entreprenants. Elle jouait agréablement du piano et son professeur, la pianiste du théâtre, l’avait initiée à Beethoven et à Liszt. Avec des amies d’école elle pratiquait le volant et colin-maillard. Son frère aîné lui avait enseigné, malgré l’interdiction maternelle, la natation, la navigation à la rame, la pêche au coup. Elle partageait avec ce frère insoumis un penchant pour la peinture nouvelle, une disposition naturelle à l’espièglerie, une propension à faire des grimaces, le goût des déguisements audacieux et surtout le souverain désir de conduire sa vie comme bon lui semblait.
Mais au contraire d’Anicet, anarchiste de taverne, bohème jouisseur, en révolte active contre l’autorité familiale, Juliane mettait de la déférence jusque dans ses rébellions et finissait par imposer sa volonté, sans que père et mère en fussent offusqués.
Il existait d’ailleurs une complicité sereine entre la jeune fille et ses parents. Ainsi, les Laviron usaient d’un code dont Axel, considéré par Juliane comme un intime, avait été informé. Quand, lors d’un thé ou d’une réception rue des Granges, M lle Laviron s’ennuyait, jugeait aux mimiques de sa mère que la séance avait assez duré ou voyait son père dodeliner de la tête en répandant la cendre de son cigare éteint sur son gilet, la jeune fille disait négligemment : « J’ai le sentiment que notre pendule retarde. » La phrase convenue mettait fin aux conversations et faisait se lever les invités, aucun n’étant assez dénué de tact pour tirer sa montre et confirmer l’exactitude de l’heure !
Axel, qui avait observé la jeune fille, trouvait donc en elle une femme accomplie, à l’aise en toute circonstance et en tout lieu, d’esprit ouvert et, comme disait Chantenoz, perfectible !
Dans son bureau de banque de la rue de la Corraterie, M. Laviron ne
Weitere Kostenlose Bücher