Rive-Reine
parlait que de comptes et d’affaires. Il expliqua d’abord que le Léman , dont Axel en tant qu’actionnaire avait pu voir le chantier de construction au château d’Ouchy, suscitait déjà des craintes chez les sociétaires du Guillaume-Tell et du Winkelried .
– Le Léman dominera tous les autres par la puissance de ses machines, les mêmes que celles du Clermont de M. Fulton, par sa vitesse et son confort. Nul doute que la clientèle choisisse ce bateau, dès qu’il sera lancé en juillet. D’autant plus que l’axe de roue du Winkelried s’est rompu deux fois l’an dernier ! Malgré son coût élevé, 296 400 francs, nous aurons fait, je crois, une bonne affaire. En revanche, ceux qui ont souscrit pour le bateau à manège 10 de MM. Church et Mauriac, que les Genevois appellent « escargot du lac », tant il est lent, ont fait, eux, une mauvaise affaire. Le bateau vient d’être mis en vente et ne trouve pas d’acheteurs.
– Compter sur le piétinement bruyant de quatre pauvres chevaux qui tournent en rond pour faire avancer une navette entre les Pâquis et les Eaux-Vives était une curieuse idée, observa Axel.
– Elle avait cependant plu à mes amis Mathieu et Dumolet, commanditaires de Church. Ils en sont aujourd’hui pour leurs frais, acheva Laviron, feignant de s’apitoyer sur ces investisseurs malchanceux.
Les deux hommes se séparèrent, assurés de se revoir le samedi 15 juillet à Ouchy, à l’occasion de l’inauguration du Léman . M me Laviron et sa fille accompagneraient le banquier. Tous seraient reçus à Beauregard par Charlotte et Blaise de Fontsalte.
Le lendemain matin, Axel apprit, comme tous les Genevois, la chute, le 22 avril, de Missolonghi, le massacre d’une partie de la population par les Turcs et leurs alliés égyptiens, la déportation des survivants à Arta – l’antique Ambracie – et Préveza. De nombreux défenseurs de la citadelle, retranchés dans la fabrique de cartouches, avaient choisi de périr en se faisant sauter avec les munitions. Les musulmans vainqueurs vendaient maintenant comme esclaves les chrétiens prisonniers.
Le Journal de Genève , nouvelle gazette, dont le premier numéro avait paru le 5 janvier 1826, commentait la tragique défaite des Grecs, pour qui les Genevois avaient collecté 49 000 francs un mois plus tôt.
Fondé par le politicien James Fazy, Charles Durand, un homme de lettres français, les poètes Jean-François Chaponnière et Petit-Senn, l’avocat Salomon Cougnard, les docteurs Mayor et Gosse, le Journal de Genève se voulait un organe libéral mais affirmait « répugner à la polémique politique ou religieuse ». Ceux qui connaissaient James Fazy avaient bientôt compris que cette feuille était destinée, avant tout, et quoi qu’en dissent certains collaborateurs du journal, à servir les ambitions politiques de Fazy, franc-maçon, ami des carbonari et des révolutionnaires réfugiés à Genève.
James Fazy trouvait « trop molle et peu entreprenante » l’opposition au gouvernement genevois dirigé, depuis 1825, par un homme de forte personnalité, le premier syndic Jean-Jacques Rigaud. Né en 1785, ce descendant d’une ancienne famille bourgeoise de Genève avait su imposer ses vues à un Conseil d’État conservateur où les libéraux, minoritaires, ne pouvaient faire admettre, ni même exposer, leur conception d’une société démocratique. Rigaud, d’esprit libéral, y était parvenu en ralliant, par la sincérité de son engagement patriotique, autour de ses idées et de sa personne, toutes les bonnes volontés. Magistrat depuis 1816, membre du Conseil d’État depuis 1821, lieutenant de police en 1822 et 1824, il était à l’aise dans ses fonctions et unanimement respecté. Soucieux de la prospérité de la République et du bien-être de ses habitants, il ne négligeait aucun effort pour maintenir un climat politique serein. Aristocrate ouvert aux idées neuves, homme du monde fort distingué et d’une grande culture, il avait su imposer des réformes délicates comme la suppression de l’obligation de la bénédiction religieuse pour les mariages. Celle-ci n’était maintenue, à la demande expresse du roi de Sardaigne, que sur le territoire savoyard cédé à la Suisse et dans le cas, ailleurs, où l’un des époux était catholique. Il considérait que le bien public devait faire passer au second plan les antagonismes doctrinaires
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