Rive-Reine
ludisme, peut-être !
Malgré cette preuve de confiance, Axel estima que le jour était mal choisi pour formuler une demande d’emprunt. Il remit celle-là à plus tard et, quand Juliane se présenta, toute pimpante, Pierre-Antoine Laviron laissa les jeunes gens tête à tête en annonçant qu’il montait sur le pont pour respirer l’air pur.
– Papa est écarlate. Je suis sûre qu’il vous a parlé des incartades d’Anicet. Il en est très ennuyé, d’autant plus malheureux que maman gémit sans arrêt sur mon frère, fils dénaturé, dont elle prévoit qu’il finira dans la débauche et la misère.
– Tous les parents tiennent ce langage quand leur enfant ne suit pas la voie qu’ils ont tracée pour lui. Mais franchement, Juliane, je ne vois pas votre frère banquier, enfermé avec des livres de comptes et des effets à terme, dans un bureau de la Corraterie ! En revanche, je crois qu’il prend son art plus au sérieux que ne le pense votre père. Anicet m’a confié qu’il lisait Léonard de Vinci et Vitruve. J’ai vu dans sa chambre de Cologny les Quatre Livres des proportions du corps humain , d’Albrecht Dürer. C’est un ouvrage savant du xvi e siècle, d’une lecture difficile.
– Mais Anicet dit qu’il veut peindre l’essentiel, qui n’est pas toujours ce que l’œil voit. Il veut peindre la vérité plutôt que la beauté et, d’après lui, la vérité ne peut être, malgré des apparences parfois rebutantes, que beauté ! Il veut transformer sans déformer ! Autant de théories qui nous échappent, et notamment, à notre père, qui va répétant ce que lui a dit un jour son ami le peintre Pierre-Louis de La Rive, mort il y aura bientôt dix ans : « L’étude du paysage est la seule possible dans le beau pays où la Providence l’a fait naître 3 », ce qui exaspère Anicet. Et puis Anicet hait les Genevois, qu’il dit hermétiques à l’art véritable, conclut la jeune fille en buvant une gorgée d’orangeade.
Axel avait souvent eu, avec Chantenoz, des conversations sur la manière des peintres suisses, dont les rapports avec la nature restaient influencés par leurs aînés du xviii e siècle. Pierre-Louis de La Rive – dont Pierre-Antoine Laviron possédait plusieurs toiles, vues du mont Blanc, scènes champêtres, arbres et rochers –, Adam Töpffer, Firmin Massot, les Lory, père et fils, Simon-Daniel Lafond, Jakob Meyer, les Veveysans Théophile Steinlen, Vincent Brandoin, Louis Dumoulin et d’autres célébraient d’un pinceau minutieux la majesté des sommets enneigés, la puissance inquiétante des Alpes, le mystère des forêts, les eaux cascadantes, les chalets paisibles, où l’on menait une vie sage et active au contact de la nature, le Léman, ses barques, ses rives et ses châteaux, quelquefois, par soudaine audace, un sombre vallon sous l’orage ou des troupeaux dans la brume des alpages. Ces créateurs, attentifs aux décors helvètes, étaient plagiés à cent exemplaires par ce qu’Axel avait entendu appeler, à Venise, les védutistes. Copieurs plus que copistes, souvent habiles et maîtrisant leur technique, ils s’inspiraient des œuvres des petits maîtres du moment pour fabriquer à la chaîne des tableaux qui reprodui saient une nature aimable, des scènes bucoliques, des personnages rassurants, et qu’ils vendaient bon marché. Les plus débrouillards disposaient de véritables ateliers, où des apprentis peignaient, qui les arbres, qui les maisons, qui les rivières ou les personnages, suivant leurs aptitudes particulières. Cela, bien sûr, pour Anicet Laviron n’était pas de l’art et il méprisait ouvertement ces barbouilleurs de toile et ceux qui accrochaient aux murs de leur salon ces tableaux qualifiés de sans âme ! Cependant, depuis peu, quelques critiques et des amateurs de peinture prônaient, en fait de style, ce qu’on commençait à appeler l’école suisse. Des jeunes peintres comme Joseph Hornung et Jean-Léonard Lugardon osaient aborder la peinture historique, d’autres, comme François Diday, donnaient une interprétation nouvelle des paysages traditionnels de la Suisse. Plus romantiques, assez virils pour accepter la nature dans ses colères et d’une sensibilité plus affinée, ils tiraient de leurs palettes et pinceaux une esthétique nouvelle, assez originale pour retenir l’attention, assez respectueuse de la nature patriarcale pour ne pas révulser les collectionneurs
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