Rive-Reine
bourgeois.
Puisque Anicet aimait peindre, M. Laviron condescendait à admettre que son fils pourrait peut-être gagner son argent de poche en peignant des tableaux dans ce ton nouveau, des tableaux inspirés par ceux de Steinlen ou de Diday. Il les aurait vendus aux étrangers, même, pourquoi pas, s’ils avaient été réussis, aux clients de la banque.
M me Laviron n’avait pas d’opinion personnelle sur la peinture. Elle appréciait celle que vantait son mari mais préférait, à tout, les sujets religieux. Le tableau dont elle avait acquis une reproduction réduite, qui figurait dans sa chambre, était la Pêche miraculeuse 4 , œuvre de Conrad Witz, datée de 1444, autrefois volet d’un retable de la cathédrale Saint-Pierre. Le paysage restituait au naturel la rade de Genève dominée par le mont Blanc. Le Christ, dressé sur le rivage, évaluait d’un air satisfait la quantité de poissons envoyée par la puissance divine dans le filet de ses disciples béats.
La femme du banquier estimait qu’Anicet mentait pour la rassurer quand il affirmait que sa propre peinture plaisait à l’élite des connaisseurs. Juliane, qui avait vu des Français acheter des tableaux de son frère, s’était empressée de confirmer, un soir où la discussion revenait pour la centième fois, le dire d’Anicet, bien qu’elle doutât de la réussite de son frère.
« C’est très bien d’avoir quelques amateurs enthousiastes, mais il faut peindre pour le vrai public, celui qui achète ! » avait déclaré, pratique, M me Laviron.
Après avoir rapporté cette réflexion à Axel, la jeune fille développa l’inquiétude que suscitaient chez elle les goûts bizarres de son frère.
– Sa dernière manière est de peindre, bien qu’il n’en ait jamais vu, des volcans en éruption. Je vous montrerai la toile qu’il m’a laissée lors de son dernier séjour, en février. Il dit que c’est une peinture symbolique. Ce feu jaillissant de la montagne sombre, ces nuées sulfureuses projetant vers le ciel des roches, ces arbres calcinés et même ces membres humains, cela a quelque chose d’infernal. Par moments, j’ai peur que papa ait raison quand il dit qu’Anicet est fou ! Mon Dieu, que croyez-vous, Axel ?
– Je me demande si votre frère n’est pas ce qu’on pourrait appeler un visionnaire. Ces éruptions, ce feu de la terre qui détruit, pêle-mêle, tout ce qui est à la surface, n’est-ce pas l’explosion révolutionnaire qu’il voit comme un préalable dévastateur au bonheur futur des peuples, Juliane ?
La jeune fille posa sur Axel un regard atterré.
– La révolution ! Ne dites pas cela à papa, il maudirait Anicet et mourrait de honte d’avoir produit un tel fils. S’il vous parle des volcans d’Anicet, dites-lui que ce sont des copies, des avatars du Vésuve !
– Dois-je vous rappeler, chère Juliane, que le Vésuve a détruit Herculanum et Pompéi ?
Comme la jeune fille, confuse, se mordait les lèvres, Axel ajouta en lui prenant affectueusement la main :
– Le Salève n’est pas un volcan, Genève n’est pas Pompéi, les banquiers de la rue des Granges ne seront pas pendus aux marronniers de la Treille et Cinna-Anicet bénéficiera, un jour ou l’autre, de la clémence d’Auguste-Pierre-Antoine !
– Ah ! merci, merci, dit-elle avec chaleur. C’est drôle comme, lorsque vous êtes là, les choses se simplifient, les craintes s’estompent, la confiance renaît. Papa a raison de vous tenir en estime, maman de vous porter intérêt et affection, Anicet de voir en vous un homme compréhensif, et moi de…
– De m’accepter comme un ami, n’est-ce pas ? acheva vivement Axel.
– C’est cela, oui, comme un ami, dit-elle, pincée, en enfilant son gant avant de se lever avec vivacité.
Axel savait à quoi s’en tenir sur les sentiments qu’il avait bien involontairement éveillés chez Juliane. Il lui tendit son éventail et son ombrelle et la suivit. Derrière la fenêtre du salon flottant se profilait la place du Marché de Vevey, où le Léman allait faire escale. Les voyageurs devaient y retrouver, pour un repas à Rive-Reine, les Fontsalte et M me Laviron, venus d’Ouchy en calèche.
Cette belle journée de juillet, passée à Vevey « chez Axel », ne fut pas aussi heureuse que le maître de Rive-Reine l’avait escompté. M me Laviron, contrainte de modérer son appétit,
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