Rive-Reine
sais déjà qu’Anicet a fait, à Paris, la connaissance d’une fille de mœurs légères, nommée Rinette, à qui il a offert pour huit cent cinquante francs de fanfreluches !
Comme Axel ne pouvait s’empêcher de sourire, Laviron se reprit :
» Je ne lui reproche pas la fille, ni même les filles. Non. Nous avons tous été garçons à Paris, à Londres ou à Amsterdam. À son âge, on a besoin de jeter sa gourme et mieux vaut se mettre au lit avec des grisettes que lutiner des bourgeoises, ce qui attire toujours des complications. Encore faut-il prendre des précautions hygiéniques, car ce genre de personne vous donne parfois des maladies difficiles à guérir ! Mais, tout de même, monsieur Métaz (l’émotion fit oublier à ce père indigné qu’il appelait depuis longtemps Axel par son prénom), on peut offrir à ce genre de femme un bon petit dîner, de temps en temps, dans une taverne d’étudiants, et, même, un étui à poudre de riz ou un éventail ! On n’est pas tenu de l’habiller de pied en cap, ni de lui offrir de vrais bijoux, non ? Mon fils est fou ! Voilà ce que je crois et quoi qu’en dise sa sœur, qui toujours lui trouve des excuses, je vais lui faire donner par le tribunal un conseil judiciaire avant qu’il ait dilapidé ce que sa pauvre grand-mère, une femme qui ne voyait le mal nulle part, lui a laissé en biens propres. Ces biens que j’ai gérés pour Anicet jusqu’au 1 er janvier de cette année, croyez-moi, au mieux de ses intérêts… comme si c’étaient mes biens ! J’en reçois une belle récompense ! Ne trouvez-vous pas ?
– C’est en effet une façon onéreuse d’entrer dans le monde, concéda Axel sans conviction.
– L’anagramme de monde est démon, dit le pasteur Tuffier. Il a raison. Mais Anicet veut l’ignorer.
Après un moment de silence, au cours duquel il prit le temps de diluer son émotion dans un verre de dézaley, M. Laviron poursuivit :
– Mon fils considère que la société humaine est, par la façon dont on naît et dont on meurt, naturellement égalitaire. La monarchie, la république, la religion, l’aristocratie, le travail, l’argent établissent une sorte de hiérarchie sociale artificielle et corrompue qui finira, dit-il, par s’effondrer. Alors, l’homme retrouvera bonté et sagesse, qui lui sont, paraît-il, naturelles ! Voilà ce qu’il proclame !
– C’est du Rousseau mal digéré, observa Axel.
– Peut-être, mais d’autres, plus dangereux que notre Jean-Jacques, lui ont mis de pareilles idées dans la tête ! Des Anglais ! Notamment un vaurien de poète, nommé Shelley, qui a conduit, dit-on, sa première femme au suicide, qui, remarié, est devenu l’amant de sa belle-sœur et qui trouvait encore assez de forces dans le vice pour faire des enfants aux domestiques ! Mon fils, cher ami, est ce qu’on appelle un illuminé. On m’a dit qu’il existe en Allemagne une secte de ce nom… et qui doit valoir celle de nos momiers !
– Plus qu’un illuminé, Anicet est, je crois, ce qu’on nomme aujourd’hui un libertaire. Et c’est par une sorte de générosité naïve que des jeunes gens en viennent à épouser de dangereuses utopies, atténua Axel Métaz.
– Mais, enfin, vous ne l’avez pas entendu crier, avec un regard plein de feu, que la propriété ne doit pas appartenir à celui qui l’a acquise légitimement par travail ou héritage, mais revenir de droit à celui dont les talents, la valeur et les besoins permettraient d’en user au mieux pour le bien de tous ! Il dit que sa peinture, à laquelle personne ne comprend goutte, et qui fait s’esclaffer mes amis, représente le grand dépouillement universel. Il veut, dit-il, peindre l’élémentaire, c’est son terme. Il aurait même fondé, avec quelques lupins de son genre, un nouveau système philosophique, l’élémentarisme ! Non ! Vous rendez-vous compte ! Quelle prétention !
Un nouveau silence, qu’Axel respecta, fut nécessaire à Pierre-Antoine pour retrouver calme et sang-froid.
» Mais je vous ennuie, cher Axel, avec ces histoires. À vous seul, je puis parler de cela. Il m’est impossible d’en entretenir ma femme et ma fille. L’une se met à pleurer, l’autre prend la défense de son frère en disant que c’est une mode et que cela passera ! J’ai questionné mon médecin : il m’a dit en riant que c’est une maladie sans gravité, le
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