Rive-Reine
demoiselles Rath, qui aura lieu le 31 juillet. Vous ne pouvez manquer un tel événement artistique, qui dote Genève d’une belle galerie ouverte aux peintres et aux sculpteurs. À cette occasion, le comité philhellène organise, au profit des malheureux chrétiens grecs emmenés en esclavage par les musulmans, une loterie dont les lots sont des tableaux actuellement exposés au Jardin botanique. La commission des artistes, présidée par MM. Chaix et Reverdin, a fixé à trois francs le prix du billet de participation. Papa m’en a offert cinq et j’en ai retenu autant pour vous. Vous devrez donc rembourser quinze francs à la fille du banquier si vous voulez avoir une chance de gagner une des œuvres offertes par soixante-huit artistes donateurs, dont plusieurs que vous aimez comme Adam Töpffer, Diday, Hornung. M lle Henriette Rath met en loterie un portrait d’elle-même, ce que je trouve un peu osé. Mais elle est si jolie… sur la toile !
» Papa m’a dit que, la saison des vendanges approchant, vous risquez de ne pouvoir quitter vos ceps de l’œil. Mais je n’y crois pas. Le bon Dieu et Bacchus veilleront sur votre raisin pendant que nous parlerons peinture. Et puis le « Léman vaudois » est si rapide que vous ne perdrez pas trop de temps en déplacement.
» Enfin mon argument de réserve, pour vous convaincre de venir jusqu’à moi : j’ai à me faire pardonner ma mauvaise humeur du 15 juillet. Elle était due, beaucoup, bien sûr, à la chaleur que dispensait le soleil et un petit peu au froid inexplicable qui s’était subitement établi entre nous. Bien que je sois incapable de dire pourquoi, je suis certaine que les torts sont de mon côté. Me tiendrez-vous rancune de ce petit caprice féminin ?
» Votre amie Juliane sera malheureuse si vous ne venez pas inaugurer avec elle – et une centaine d’autres personnes de qualité – le musée dédié au défunt général Rath par ses sœurs. »
Cet appel, à la fois audacieux, quand on connaissait Juliane, et pudique, émut Axel. Le fait que la jeune fille parût résignée à se satisfaire d’amitié, alors qu’elle aspirait à l’amour, lui fit apprécier davantage l’esprit de M lle Laviron. Sa décision fut promptement prise : il escorterait Juliane et sa mère à l’inauguration d’un musée que les capitales européennes devraient, d’après les gazetiers genevois, envier et imiter !
Chantenoz, mis au courant du projet d’Axel, décida de l’accompagner. Les deux amis embarquèrent le 30 juillet sur le Léman , se félicitant du confort d’un vapeur dont Axel détenait quelques actions. Le professeur d’esthétique, dont les cours à l’Académie de Lausanne attiraient de nombreux étudiants, profita de la traversée pour faire à son ancien élève une surprenante confidence. Axel savait que Martin conservait son petit appartement de la rue des Belles-Filles, à Genève, où il faisait de fréquents séjours. Pour le Vaudois, le maintien de ces liens avec une ville que Chantenoz disait corsetée dans une bigoterie hypocrite et gouvernée par une bourgeoisie pédante se justifiait par les ressources intellectuelles que le professeur y trouvait, spécialement à la Société de Lecture, considérée comme le cercle privé des gens de lettres, de science et d’esprit. Après avoir dégusté les filets de perchettes servis par le cuisinier en charge du restaurant, Martin confia à Axel la véritable nature d’un attachement genevois jusque-là insoupçonné. Ayant poli avec minutie ses verres de lunettes et vidé son gobelet d’yvorne, le professeur dit tout à trac :
– Cette inauguration coïncide opportunément avec le rendez-vous mensuel que j’ai avec mon exutoire !
– Je conçois que vous ayez besoin de vous aérer régulièrement l’intellect, dit Axel, se méprenant sur la nature de l’exutoire.
– J’ai aussi besoin, cher garçon, d’évacuer ma bestialité, comme dirait ton ami Vuippens, qui trouve, lui, son exutoire chez les prostituées lausannoises !
– L’exutoire genevois serait donc une dame ? dit Axel, ahuri.
– Mrs. Exutoire est en effet une dame de qualité ! L’épouse, encore fraîche, ardente et docile, d’un vieux pasteur anglais, dont je tairai le nom, car il s’est fait remarquer il y a quelques années en fanatisant les réveillés chez l’imprimeur Pellet.
– Ça alors ! Vous me surprenez. Martin
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