Rive-Reine
possédait-elle les dons qu’il eût voulus siens : vivacité d’esprit, élégance, manières raffinées, assurance, connaissance du monde ? Il ne s’agissait pas, pour Axel, d’une quête amoureuse mais de l’impérieux besoin de connaître la seule femme au monde capable, selon lui, de poser sur les choses et les gens le même regard que lui. Lors de son unique entrevue avec le général Fontsalte, celui-ci n’avait-il pas dit : « Quand on a l’œil vairon, on a aussi le cœur et l’esprit vairons » ? Or, depuis ce jour, Axel avait découvert qu’il possédait cette faculté de voir et de sentir simultanément les choses de deux façons. Son regard bicolore le forçait à porter sur le monde, les gens, les événements, des appréciations contrastées, claires et sombres, comme ses yeux. De tout cela il n’avait pas osé s’ouvrir à Ugo Malorsi, mais, en cette fin d’après-midi de novembre, il décida, en s’habillant pour rejoindre le comte à l’heure du dîner, de livrer son secret au Vénitien et de se mettre sérieusement à la recherche de celle qu’il tenait tant à rencontrer.
Depuis leur première entrevue, Malorsi affectait d’ignorer le regard vairon d’Axel Métaz. Aussi le jeune homme commença-t-il par révéler, comme si besoin était, sa particularité de vision, en s’étonnant avec malice qu’elle eût pu échapper à un observateur aussi fin que le comte.
– L’étrangeté de votre regard, mon jeune ami, je l’ai distinguée dès le premier jour. Mais faire savoir à un ami qu’on a remarqué une particularité physique, que tout un chacun ne peut manquer de constater, est de la dernière grossièreté. Vous en conviendrez. J’avoue avoir eu, au commencement de nos relations, quelque difficulté à soutenir la bizarre dualité de votre regard, mais je sais aujourd’hui interpréter la couleur dominante du moment. Suivant l’humeur ou la réflexion, l’un de vos yeux paraît prendre soudain, si l’on peut l’exprimer ainsi, une sorte de prééminence expressive sur l’autre. Ainsi, quand vous êtes enjoué, c’est l’œil bleu qui l’emporte et si, d’aventure, quelque chose vous déplaît, l’œil brun s’impose. Mon père assurait que l’humanité est divisée en trois catégories : les hommes, les femmes et les yeux vairons ! Vous m’avez un peu poussé à cette digression et…
– Elle est pour moi fort instructive. J’apprécie votre délicatesse passée et votre présente compréhension. Mais je voudrais savoir s’il vous est arrivé de rencontrer, à Venise, une femme ayant ces yeux-là.
– Ni femme ni homme. En fait, ne le prenez pas en mauvaise part, mon ami, le seul être vivant à qui j’ai vu des yeux semblables aux vôtres est un cheval !
Axel Métaz rit franchement et se souvint que Christopher Moore avait évoqué devant lui l’œil vairon de certains chevaux de pur sang. Sa question ne pouvant rester sans explication, le jeune homme se résolut, en dînant, à livrer à Malorsi l’origine héréditaire de son regard, le scandale familial provoqué par la révélation de Chantenoz et l’existence d’une demi-sœur, dont il ne savait presque rien, sinon qu’elle avait, comme lui, l’œil vairon. Selon ses informations, la jeune femme fréquentait la cour de l’ex-impératrice Marie-Louise, duchesse de Parme, et résidait souvent à Venise.
Ce genre de situation ne pouvait que susciter l’intérêt d’un homme friand d’intrigues plus ou moins scabreuses rassemblant tous les ingrédients d’une bonne comédie vénitienne.
– Nous allons nous renseigner, passer en revue tous les beaux yeux de la Vénétie. Nous irons jusqu’à Parme s’il le faut, mon ami, et nous retrouverons cette demoiselle qui vous est si proche et si lointaine, lança le comte, émoustillé, enthousiaste, l’œil brillant, le geste emphatique.
Pendant la quinzaine qui suivit, Axel et Malorsi n’eurent pas d’autre sujet de conversation. Le comte disparaissait des journées entières pour se livrer à des enquêtes sibyllines. Toutes se révélèrent plus décevantes les unes que les autres. Il dut, finalement, avouer son incapacité à trouver dans Venise une dame ou demoiselle au regard bicolore. Il avait interrogé toutes les patriciennes tenant salon, les commères, les abbesses, les couturières, les confesseurs, les concierges d’hôtels, des officiers autrichiens, les croupiers des ridotti
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