Rive-Reine
clandestins, cent gondoliers qui avaient promis de le prévenir dès qu’ils verraient une femme au regard étrange. À croire que tout Venise se regardait dans les yeux !
– Vous pourriez faire publier une annonce dans la Gazzetta veneta , suggéra le comte, en désespoir de cause.
Axel Métaz s’y refusa et, comme décembre était entamé, il envisagea sérieusement de boucler ses bagages et de rentrer à Vevey, où son père devait s’attendre à le voir arriver.
– Mais vous ne pouvez quitter Venise avant le bal de la princesse Tavelli ! C’est le plus excentrique et le plus fermé de l’année ! J’ai fait des bassesses pour obtenir des invitations, s’écria Malorsi quand Axel lui fit part de son désir de retourner en Suisse.
D’après le comte, le jeune Métaz aurait toutes chances de rencontrer chez la princesse une dame de la haute société en quête d’un sigisbée. L’expérience du sirvente , sorte d’amant autorisé, manquait à son éducation vénitienne. Puisqu’il avait jusque-là dédaigné une accointance organisée, il pourrait obtenir du hasard ce qu’il avait refusé à l’entremetteur. Axel consentit à remettre son départ pour assister à ce bal masqué, dit Redoute des amazones par les Vénitiens.
– Vous serez étonné et ravi, avertit Malorsi. Ce bal est une extension raffinée d’une danse d’autrefois, qu’on appelait la torche. Le Tasse l’a décrite dans un sonnet fameux. Les dames apparaissaient, un flambeau à la main, et choisissaient leur cavalier. On dansait aussi, tantôt la forlane, où l’on court, saute et virevolte, tantôt la pavane, où l’on imite le paon en train de faire la roue. Au bal de la princesse Tavelli, les dames voilées ne portent plus de flambeau mais choisissent toujours leur cavalier. Chaque danseur doit observer un mutisme total, sauf si la personne qui l’a élu lui pose des questions. Il ne peut toutefois répondre que par si ou no . Le danseur doit aussi, c’est une règle qui ne souffre pas d’exception, satisfaire à toute proposition ou exigence de sa dame. Il est, jusqu’à l’aube, son esclave et s’engage à ne pas chercher, quoi qu’il arrive, à percer l’anonymat de celle qui l’invite parfois à entrer dans son lit !
– Ce doit être une épreuve redoutable, cher comte, observa Axel.
– On peut avoir de très bonnes surprises. La plupart des amies et des invitées de la princesse sont d’un commerce fort agréable, encore qu’on puisse être requis par une matrone, serrée à outrance dans un corset pareil à une cuirasse et dont l’ouverture laisse crouler des chairs molles et fripées. Je vous en préviens, ajouta Ugo, riant de la mine déconfite du Vaudois.
– C’est excitant, un peu pervers, un tantinet risqué, en somme très vénitien, commenta Axel Métaz, maintenant habitué aux récréations licencieuses des patriciennes oisives.
– Naturellement, reprit Malorsi, les invités sont triés sur le volet, mais il est recommandé à ceux à qui la maîtresse des lieux fait confiance – c’est mon cas – d’amener un étranger de passage pour pimenter la soirée. À condition, bien sûr, qu’il soit de parfaite éducation, honnête homme – c’est votre cas – et s’engage, sur l’honneur, à ne jamais révéler à quiconque ce qu’il verra, entendra, fera et déduira de ce bal.
Cette phrase évoqua pour Axel le récit, certainement édulcoré, que faisait Elizabeth Moore de la fameuse fête des Mille et Une Nuits, donnée, en 1781, par son cousin William Beckford à Fonthill. L’esthète, alors à l’apogée de sa splendeur, exigeait de ses invités la même discrétion que Marianna Tavelli.
– Partout où il y a des hommes et des femmes qui n’ont pour souci principal que se distraire et combattre l’ennui, on pratique des jeux similaires, dont l’aboutissement est, par avance, prévu par les uns et admis par les autres. J’ai connu ça, en Angleterre, dit le jeune homme.
Le comte, fataliste et désabusé, leva les bras.
– C’est l’universelle connivence des libertins, mon ami, quelles que soient la langue qu’ils parlent et la latitude sous laquelle ils vivent. C’est le grand gala des plaisirs inaccessibles aux gens du peuple, qui n’ont, selon moi, ni imagination ni fortune. Car, ici, le luxe affine et aseptise la luxure. À Venise, ce qui est sordide et obscène dans une chaumière pouilleuse
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