Rive-Reine
sonnettes, dont celle de Rive-Reine.
– Cette année, tu as bien vendu ton vin, lancé une nouvelle barque et pris beaucoup de commandes de pierres pour Genève : tu vas nous donner des sous pour nos petites abandonnées, dit Élise avec autorité.
– Fais un peu moins de cadeaux à Alexandra et pense à celles qu’on jette à la rue, renchérit Nadine.
– Et n’oublie pas : « Qui donne aux pauvres prête à Dieu », acheva Nadette.
Axel embrassa les trois femmes en souriant et glissa cinq pièces d’argent dans l’aumônière d’Élise.
– Viendras-tu avec nous à Saint-Gingolph, pour la fête de la Sainte-Catherine ? Le notaire du vice-roi de Sardaigne donne, ce jour-là, une réception en l’honneur de papa qui lui a rendu, paraît-il, tant de services, demanda Nadine.
– On nous a même dit, mais c’est un secret, qu’on remettrait à papa la médaille du Mérite, de la part de Charles-Félix, ajouta Nadette.
Axel déclina l’invitation en invoquant d’autres obligations. En réalité, il n’avait aucune sympathie pour les courtisans du roi de Sardaigne, qui avait fait durement réprimer par les Autrichiens le mouvement libéral des fédérés piémontais.
Il vit Élise rieuse et ses filles, aussi folâtres et gambadantes qu’au temps de leur adolescence, passer en pépiant la grille de Rive-Reine.
Aux premiers jours d’octobre, Axel, Fontsalte et Vuippens décidèrent d’aller chasser le chamois dans le bas Valais. Un matin, ils quittèrent Vevey, où Blaise de Fontsalte était arrivé la veille, pour gagner tous trois, en berline, le val d’Entremont, où deux vieux chanoines du Grand-Saint-Bernard, descendus à Martigny avant la neige, pour passer l’hiver, avaient signalé des hardes de petits rouges des sommets. Les trois chasseurs choisirent de dormir à Liddes, afin d’être à pied d’œuvre, avant l’aube, entre le mont Rogneux et le Petit Combin, deux sommets de plus de trois mille mètres.
La voiture irait les attendre à Fionnay, sur la Drance de Bagnes, où ils coucheraient le lendemain, après leur pénible et, peut-être, infructueuse course dans la montagne. Le paysan qui souvent hébergeait les chasseurs, et que Vuippens avait fait prévenir de leur arrivée, avait repéré, la veille au pâturage, une petite troupe de chamois.
– En cette saison, il y a beaucoup de chèvres suitées et de chamois de seize ou dix-huit mois, mais peu de mâles bons pour le tirage, prévint-il.
Les chasseurs savaient qu’on ne tire pas une chèvre qu’accompagne son chevreau. Pas plus que la chèvre-guide d’une harde. Ils savaient aussi que les chamois des cimes sont beaucoup plus vifs et difficiles à traquer que les paresseux sédentaires des forêts. À ces derniers se mêlent souvent, l’été, ceux qui descendent des moraines et des glaciers pour chercher, à l’ombre des arbres, des herbages frais et, aussi, pour se protéger de l’aigle royal, leur vieil ennemi. Tous changent souvent de gîte et ne sortent guère que deux fois par jour, le matin à l’aube, avant que la lumière ne soit trop crue, et le soir, juste avant le coucher du soleil, pour chercher leur nourriture. Qu’ils sentent l’approche de l’homme, promeneur ou chasseur, les chamois ont vite fait de gravir mille mètres, en bondissant sur les pentes les plus abruptes, pour se réfugier sur les crêtes balayées par les vents.
– Il y a de beaux lanciers 11 cette année. Mais, sacripant, qu’ils sont vifs ! Bien capables de sauter quelques sommités pendant que vous grimpez dans les vires 12 . Il vous faudra monter au-dessus des pâtures avant le jour, si vous voulez avoir l’aubaine d’un beau coup de fusil, dit le paysan.
Les trois hommes prirent un court repos.
À quatre heures du matin, Vuippens secoua ses compagnons et passa l’inspection des havresacs. Chacun emportait, en plus des provisions, miche de pain, viande séchée, fromage, tonnelet de vin et gourde d’eau, bâton de sucre, chocolat et topette d’alcool, un briquet à amadou, des chaussettes de rechange et un bon couteau, indispensable pour curer le chamois. Fontsalte avait enroulé autour de sa taille dix mètres de corde, qui pourraient servir à tirer la victime d’une chute toujours possible aussi bien qu’à remonter un chamois abattu, tombé dans une faille. Le docteur Vuippens n’oubliait jamais sa trousse, car, bien souvent, les fermiers
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