Rive-Reine
été vain de l’entretenir, Axel lui rendit visite. Elle accueillit son ami d’enfance gracieuse et minaudante comme toujours, mais ne le reconnut pas. Puis elle se dirigea vers une grande psyché et s’adressa à son image, à son double, à sa sœur :
– Tu vois, Nadine, nous avons de la visite. C’est un pasteur qui vient d’Angleterre. Il faut lui parler en anglais, bien sûr.
Ne pouvant en supporter davantage, Axel quitta discrètement la pièce.
– C’est toujours ainsi, dit Louis. Elle vit par les miroirs. Elle y voit sa jumelle. Elle l’appelle tantôt Nadine, tantôt Nadette, changeant elle-même de personnalité. Que tu prononces l’un ou l’autre prénom, elle répond. Elle est les deux, alternativement et simultanément. Ses propos, je l’ai constaté, sont toujours fondés sur des bribes de réminiscences confuses et bizarrement associées à d’autres, qui n’ont aucun lien entre elles. Ainsi, elle ne t’a pas reconnu, mais elle s’était beaucoup interrogée, autrefois, sur ton séjour en Angleterre. C’est peut-être pour ça qu’elle a fait de toi un Anglais, expliqua le médecin.
– C’est déconcertant. Comment la comprendre ? dit Axel.
– C’est encore plus étrange de la voir conseiller une toilette, faire demandes et réponses à son reflet. S’il s’agissait d’une malade anonyme, le cas serait intéressant à observer. Mais c’est Nadette et la voir ainsi me navre. Tu sais pourquoi. Et puis elle est redevenue si belle !
Axel posa une main affectueuse sur l’épaule de Louis.
– Sans toi, elle serait envoyée par ses oncles dans un asile. Les fous font peur, Louis.
– Je sais. Mais elle est docile et, depuis hier, la garde la promène autour du château. Je craignais, tout en le souhaitant, que la vue du lac ne réveillât en elle d’horribles souvenirs, produisît un choc, qui la rendrait malheureuse mais assainirait brutalement son esprit. Rien ne s’est produit. Elle ne prête pas plus d’attention à l’eau que s’il s’agissait d’un pré. Aucune réaction. Rien.
– Mais, après tout ce qu’ont raconté les gazettes sur la fin des Ruty, les gens qui la reconnaissent doivent l’aborder ? demanda Axel.
– Elle ne reconnaît rien ni personne, mais ça ne la trouble pas. Elle ne pose pas de question, sourit aux gens, leur serre la main s’il la lui tendent, mais reste muette et affiche une telle indifférence que je me demande si elle sait qu’elle les voit et les entend ! C’est atroce, mon petit vieux.
– Que comptes-tu faire ?
– La garder, tiens ! Tu ne veux tout de même pas qu’on l’interne à l’asile de fous de Lausanne ! Dès que ce sera possible, je la conduirai à Genève. Je veux l’avis de Jean-Charles Coindet. Il a fait ses études médicales à Édimbourg et s’intéresse fort aux maladies mentales. C’est lui qui dirige l’hospice des Vernaies.
Axel quitta son ami en l’assurant de son aide et s’en fut retrouver Alexandra, dont aucun membre des familles en deuil ne semblait se soucier.
Les frères et sœurs des Ruty n’habitaient pas le canton et, sitôt la cérémonie terminée, ils s’étaient réunis en une sorte de conseil de famille. La seule question importante était de savoir qui allait hériter les biens assez considérables du notaire ! Le premier clerc fit observer qu’il existait, en la personne de Nadette, veuve d’Amédée Panchoz, une héritière très légitime de Charles et Élise Ruty, ses père et mère.
– Mais on dit qu’elle est devenue folle ! Donc, incapable de gérer ses affaires, lança un beau-frère d’Élise.
– On ne peut cependant la déshériter, tant que sa folie n’a pas été dûment constatée par les médecins et la justice. Et puis, même si c’était le cas, reste Alexandra Cornaz, aujourd’hui âgée de sept ans, la fille de Nadine. C’est la petite-fille de Charles et d’Élise. Elle est, avant vous, leur héritière !
La discussion dura toute une journée, au cours de laquelle certains frères et beaux-frères cupides faillirent en venir aux mains, tandis que sœurs et belles-sœurs se lançaient à la tête de vieilles rancœurs, jalousies, convoitises. Tous regagnèrent leur fief respectif en déclarant qu’ils allaient, chacun pour son propre compte, consulter des juristes « afin de connaître exactement leurs droits et les faire respecter » ! En
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