Rive-Reine
venaient pas. Quand les émeutiers surent que cent quarante Suisses se trouvaient encore dans ce bâtiment, des meneurs invitèrent la foule à s’en emparer. J’ai vu les assaillants de la caserne, mes amis. Ceux-là n’étaient pas de la plèbe, mais de gras bourgeois fielleux, des boutiquiers, des soldats du 5 e de ligne qui, pour se faire pardonner leur brève velléité de maintenir l’ordre, hurlaient à la mort plus fort que tous. Et aussi des étudiants, commandés par des polytechniciens, fils de famille nantis. Tous promettaient aux Suisses le sort autrefois infligé à ceux de 92.
– Sont-ils sortis vivants de leur caserne au moins ? demanda encore Flora Baldini.
– La plupart réussirent une percée à la baïonnette et purent rejoindre l’École militaire, où des voltigeurs français, demeurés fidèles à leur drapeau, les hébergèrent. Plus tard ces rescapés de la fureur, commandés par un jeune lieutenant genevois, rejoignirent leur régiment à Saint-Cloud, où se trouvait alors le roi. Ils sont, depuis, partis avec lui pour Rambouillet, puis Maintenon, en abandonnant, ce qu’on ne peut leur reprocher, l’uniforme rouge qui les eût fait massacrer par les imbéciles.
– Ça, ce n’est pas bien ! dit M lle Baldini.
– Ils ont eu raison, Flora. Un soldat se doit de mourir glorieusement pour une cause, mais l’honneur ne l’oblige pas à se faire tuer inutilement quand la cause n’existe plus. D’ailleurs, quand le Dauphin s’est ému, en ne voyant plus d’habit rouge sur le dos des Suisses, M. de Salis lui a fort bien répondu : « Que voulez-vous, Monseigneur ! Le 10 août ! »
» Le 5 août, j’ai appris que le colonel des Cent-Suisses, détachement appartenant à la maison militaire et non à l’armée, avait remis son étendard au roi, tandis que les officiers du régiment du colonel de Salis Zizers brûlaient leurs drapeaux, qu’ils n’entendaient pas laisser aux mains des assassins de leurs camarades de 1792.
– Et que devient la France dans tout ça ? risqua Blaise de Fontsalte.
– Se souvenant de ce qui est arrivé à Louis XVI, Charles X a abdiqué le 2 août. Quand j’ai quitté Paris, il se préparait, m’a-t-on dit, à partir pour l’Angleterre. Mais le spectacle le plus cocasse a été offert, le 31 juillet, aux Parisiens massés devant l’Hôtel de Ville. Les artisans des trois journées révolutionnaires, qui avaient fait, disait-on, plus de cinq cents morts parmi les émeutiers 6 , croyaient avoir renversé la monarchie et attendaient la république. Ils virent soudain apparaître au balcon, se donnant le bras comme deux compères, M. de La Fayette, nouveau commandant de la Garde nationale, et le prince d’Orléans, depuis peu promu, par la grâce de M. Thiers, lieutenant général du royaume ! Le premier, grand dignitaire de la charbonnerie, qui triomphait ce jour-là, visité par l’inspiration, donna au second, fils du régicide Philippe Égalité, un de ces baisers historiques que l’on comparera peut-être un jour à celui de Judas !
– Quel tableau ! reconnut Blaise en riant.
– Ce n’est pas tout. M. de La Fayette, qui venait d’ôter, chemin faisant, la cocarde blanche de son chapeau, s’était opportunément muni d’un drapeau tricolore. Il le mit dans les mains du prince et celui-ci l’agita, devant les Parisiens béats, avec une évidente satisfaction ! Le nouveau roi des Français – pas de France, attention ! – tiendra sa couronne du peuple, c’est-à-dire de MM. Thiers, La Fayette, Laffitte et Odilon Barrot, qui aurait dit, satisfait : « Le duc d’Orléans est la meilleure des républiques. »
Ce soir-là, en passant à table, Charlotte et Flora trouvèrent sous leur serviette un joli flacon contenant l’Eau de Pierre- François-Pascal Guerlain, parfumeur-vinaigrier, qui venait d’ouvrir une boutique rue de Rivoli, à Paris. Toutes les élégantes adoptaient ce parfum suave. Le présent, très apprécié des deux femmes, valut à Ribeyre de gracieux remerciements.
– Vous voyez que tout ce qui vient de Paris ne sent pas mauvais ! dit le général, se penchant vers Flora.
Moins volatiles que le parfum de M. Guerlain, les idées libérales qui venaient de triompher à Paris, après trois jours d’émeutes et l’abdication de Charles X, se répandaient déjà à travers l’Europe par les dépêches des diplomates, les
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