Rive-Reine
carbonaro de haut rang. Ensuite, les choses allèrent très vite. Les premières barricades furent dressées le 27 juillet, comme par enchantement, et tenues par des gens qui paraissaient rompus à cet exercice. On y vit flotter, bientôt, le drapeau tricolore. Des gardes nationaux, licenciés en 1827, mais qui avaient conservé leurs armes, se joignirent à des milliers d’ouvriers libérés par leurs employeurs, qu’entraînaient des étudiants pleins d’éloquence et des polytechniciens conduits par Jean-Baptiste Charras, un gaillard de vingt ans. Ils incitaient la foule à en découdre avec les gendarmes et les troupes de Marmont, que d’aucuns disaient travaillées par les carbonari et fort indécises.
– Mais étaient-ils nombreux, ces émeutiers ? demanda Blaise.
– Si l’on se fie à Marmont, que j’ai vu accablé par l’échec, le 31 juillet, ils furent, à la fin des événements, au moins soixante mille, alors que le maréchal, chargé du maintien de l’ordre, ne disposa jamais que de quatorze mille hommes, dont beaucoup passèrent, après quelques heures d’affrontement, du côté des insurgés. Cela explique que le 28 juillet les émeutiers occupèrent Notre-Dame et jetèrent dans la Seine livres pieux, ornements d’églises et vêtements sacerdotaux, puis, sans difficulté, s’emparèrent de l’Hôtel de Ville. Le lendemain, ils prirent le Louvre et entrèrent aux Tuileries, où ils brisèrent les statues, lacérèrent les tableaux, pillèrent l’argenterie. Par dérision, quelques braillards avinés – car les cabaretiers distribuaient le vin gratuitement – placèrent un cadavre sur le trône ! Celui de la monarchie, assurèrent-ils !
– Ceux de 1792 sont revenus ! Ce sont les mêmes barbares ! S’en sont-ils pris aux Suisses, encore, cette fois ? s’écria Flora.
– Une fois de plus, vos vaillants compatriotes remplirent leur contrat pour défendre un roi de France, Flora. Le 1 er régiment suisse de la Garde royale, sous les ordres du colonel-baron François de Salis Zizers, fut engagé, le 27 juillet, contre les émeutiers, entre les Tuileries et le Carrousel 4 . Ensuite, les Suisses mirent baïonnette au canon, sur les boulevards, pour détruire les barricades, qui gênaient la charge des dragons. Car les révoltés avaient abattu des arbres, renversé des omnibus et des charrettes, tiré les comptoirs et les armoires des boutiques, allumé des incendies. Naturellement, l’uniforme rouge désignait les Suisses aux séditieux. Par les fenêtres, des houris leur lançaient des meubles et des marmites sur la tête, tandis que des pleutres, à l’abri des soupiraux, les tiraient comme à l’exercice !
– Et dire que des Français sont venus s’incliner devant le monument de Lucerne, en 1821 ! dit l’Italienne, rageuse et les larmes aux yeux.
– Ah ! Flora, je ne suis pas fier des Français que j’ai vus agir ces jours derniers à Paris. Ce sont toujours les mêmes qui déshonorent les plus justes révoltes ! La plèbe de juillet 1830 affichait pour les Suisses la même haine que la plèbe de 1792. Cette aversion malsaine, qu’ont toujours les lâches quand ils sont en nombre, pour ceux qui font leur devoir avec courage.
– A-t-on relevé beaucoup de morts ? s’enquit Charlotte.
– On m’a dit que sur les deux mille deux cents Suisses de Salis, plus de soixante 5 , dont les capitaines Gallati et Freuler, furent tués devant les Tuileries, près de Saint-Eustache, place de Grève ou autour du marché des Innocents. C’est là qu’ils chargèrent, pour dégager la colonne du général Quinsonnas, dont les soldats s’empressèrent de rallier les insurgés ! Car les fantassins de Marmont n’avaient aucune envie de se faire tuer pour le roi. Ils n’obéissaient pas aux ordres, se plaignaient de la chaleur – le thermomètre marquait 35 degrés –, gémissaient parce qu’on ne leur donnait pas à boire et refusaient d’enlever les cadavres, dont la puanteur se répandit dans les quartiers du centre, dès le deuxième jour de l’insurrection.
– Mais enfin, les Suisses, que sont-ils devenus ? interrogea Charlotte.
– Plus de cent furent blessés. D’autres firent retraite vers Saint-Cloud, pour protéger la famille royale, sauf le détachement commandé par le major Dufay de Lavallaz, réfugié dans la caserne de la rue de Babylone, où l’officier attendait des ordres qui ne
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