Rive-Reine
mois, les années étrécissaient. Quand un miroir lui renvoyait son image, il se voyait, à la veille de son trentième anniversaire, tel un homme mûr que la jeunesse avait fui. Ses traits avaient acquis dureté et sécheresse et, dans sa toison frisée, Alexandra avait repéré, un jour de plein soleil, un premier fil argenté. Le contraste de son œil vairon semblait aussi s’être accusé avec les années. Charlotte trouvait que son fils ressemblait de plus en plus à Blaise au même âge, ce que confirmait Ribeyre de Béran. Grand, mince, de belle carrure, élégant sans apprêt, Axel plaisait aux femmes. Beaucoup de Veveysannes assuraient qu’il eût été un homme très séduisant s’il avait seulement accepté de sourire plus souvent, de se montrer plus loquace, de ne pas être toujours aussi pressé d’en finir avec un entretien.
Souvent, le soir, après ses visites aux malades, Vuippens s’arrêtait à Rive-Reine. Axel le retenait pour le repas du soir. Les deux amis parlaient de Nadette, qui vivait sous le toit du médecin, surveillée par la garde et aussi, maintenant, par M me Vuippens mère, l’ancienne boulangère, devenue veuve. Louis avait demandé à sa mère de venir chez lui afin qu’on ne pût jaser, à La Tour-de-Peilz, sur la cohabitation d’un homme seul avec une jolie malade sans défense. Car, si la dernière des Ruty offrait l’aspect d’une belle femme au teint clair et tout sourire, elle n’avait fait aucun progrès et semblait définitivement installée dans sa bizarre absence d’esprit.
Bien que les nouvelles de l’étranger parvinssent plus lentement à Vevey qu’à Genève, Axel, soit avec le médecin, soit avec ceux qui constituaient à Lausanne le cercle des Fontsalte, commentait les événements qui secouaient l’Europe. En apprenant la révolution parisienne de juillet et l’avènement de Louis-Philippe, roi des Français, Metternich avait dit : « Son règne ne sera qu’une agonie plus ou moins longue de la monarchie. » Blaise de Fontsalte estimait que le vieux chancelier voyait sans doute juste, car, partout, les peuples demandaient plus de liberté.
En Angleterre, depuis que le duc de Clarence avait succédé, sous le nom de Guillaume IV, à George IV, mort le 26 juin, l’agitation reprenait, autour d’une réforme électorale réclamée depuis 1792. Le vieux duc de Wellington avait beau déclarer : « Le système électoral ne peut pas être amélioré », personne, sauf les ultra-conservateurs de la Chambre des lords, ne croyait plus le vainqueur de Napoléon. La courte révolution française de juillet stimulait les zélateurs de la réforme, de plus en plus nombreux, et dans tout le pays se constituaient des comités ou des associations ayant pour but d’« établir une union politique entre le peuple et la gentry ». Car les meetings, qui se multipliaient à travers le pays, rassemblaient certes beaucoup d’ouvriers, mais, aussi, des anciens jacobins, des whigs, certains tories, des industriels, des commerçants, des gens de la classe moyenne. Une partie de l’aristocratie suivait le mouvement avec d’autant plus de sympathie que les manifestants ne réclamaient « ni le suffrage universel ni le scrutin secret ni, même, des parlements annuels, parce que les classes supérieures et la majorité des membres de la classe moyenne considèrent que ces mesures seraient dangereuses et que les gens d’expérience ne les déclarent pas opportunes 9 ». Certains meneurs prônaient la désobéissance civile, comme à Birmingham, où cent cinquante mille contribuables annonçaient leur intention de ne pas payer l’impôt. Dans toutes les grandes villes, de Glasgow à Manchester et d’Édimbourg à Londres, on avait constitué des comités, nommé des délégués mandatés pour obtenir la réforme électorale par des moyens légaux.
Mais tous les Anglais n’étaient pas aussi patients et soucieux de légalité. À Londres, des manifestants avaient brisé les fenêtres des demeures des pairs du royaume ; à Bristol, d’autres excités avaient incendié les bureaux de la Douane et la résidence de l’évêque ; à Derby, les émeutiers avaient ouvert les portes des prisons ; à Nottingham, le yacht du duc de Newcastle avait subitement pris feu. Naturellement, la répression avait été, dans certains cas, sévère : dix exécutions capitales, quatre cent cinquante déportations, d’innombrables arrestations. Le duc
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