Rive-Reine
s’était effondré en 1829, déversant brutalement ses eaux dans le canal aux dix écluses, les chalands de quinze tonnes ne pouvaient plus emprunter cette voie d’eau. Le canal était déjà un peu délaissé par les marchands depuis que le réseau routier vaudois s’était sensiblement amélioré. Pour compenser un manque à gagner certain, les fils Kohler, garçons de la meilleure éducation, reçus dans la bonne société lausannoise, s’étaient découvert une vocation de chocolatiers.
L’arrivée d’une nouvelle marque de chocolat vaudois n’arrangeait pas les affaires de François-Louis Cailler, le fameux chocolatier veveysan. Cailler avait été le premier à faire évoluer la fabrication du chocolat de l’artisanat vers les procédés industriels et, surtout, à présenter ses produits non plus en saucisse, comme on le faisait en imitant les Italiens, mais en plaques minces, de la largeur d’une main. La concurrence entre le Veveysan et les Kohler se manifestait, non seulement par l’originalité des arômes dont ils parfumaient maintenant leurs chocolats, mais aussi dans la présentation des tablettes. Celles-ci devenaient de plus en plus alléchantes, depuis que les chocolatiers faisaient appel à des artistes pour illustrer leurs emballages. Les Kohler, qui ne manquaient pas d’initiative, avaient déjà annexé le blason helvétique, se proclamant ainsi « chocolat suisse ». La croix blanche sur fond rouge, imprimée sur les emballages Kohler, facilitait l’exportation du produit, l’Europe reconnaissant au pays de Guillaume Tell une incontestable suprématie chocolatière. Mais ces rivalités ne concernaient que les commerçants, alors que l’évolution politique du canton intéressait tous les citoyens.
Depuis l’adoption de la nouvelle Constitution, les Vaudois attendaient de connaître les projets des libéraux, maintenant détenteurs de la majorité au Grand Conseil. Cette assemblée étant entrée en fonction le 8 août, on connut, dès le 12, la composition du Conseil d’État, gouvernement du canton. Parmi les dix conseillers, la plupart libéraux, Axel trouva avec plaisir le nom d’hommes qui avaient mérité son estime. Frédéric César de La Harpe était le principal artisan de la nouvelle Constitution. Georges Boisot voulait doubler le budget consacré au réseau routier, estimant fort justement qu’il s’agissait « de constructions d’une utilité incontestable, que les révolutions ne sauraient détruire ». Henri Druey, avocat à Moudon, député depuis 1829, passait pour très instruit, brillant, porté par un idéal civique incontestable et, surtout, partisan de la liberté des cultes, supprimée par la loi intolérante de 1824. Fils de cabaretier de village – il était né à Faoug, entre Morat et Avenches –, ce Vaudois avait réussi de brillantes études. Il s’était élevé, par volonté certes, mais aussi grâce au pasteur Henri Piguet, qui, évaluant son intelligence, l’avait, comme le nouveau conseiller d’État le disait lui-même, « tiré d’un état pitoyable ». Après l’obtention d’un diplôme de droit à l’Académie de Lausanne, Henri Druey avait complété sa formation universitaire en Allemagne, à Tübingen, Heidelberg, Göttingen et Berlin, avant de séjourner à Paris, Londres et Oxford. Travailleur opiniâtre, ambitieux, manœuvrier, détestant l’aristocratie, Druey était entré en politique avec l’intention de jouer un rôle. Ne disait-il pas : « L’homme qui a des convictions profondes à faire germer, des idées à réaliser, tient à ce qu’elles aient accès au pouvoir 3 » ? Or il accédait au Conseil d’État à trente-deux ans.
Martin Chantenoz, Louis Vuippens et Axel Métaz furent un peu déçus de ne pas voir siéger près de Druey celui qu’ils tenaient pour l’inspirateur et le penseur du mouvement libéral, Charles Monnard, professeur de littérature française à l’Académie de Lausanne et principal rédacteur du Nouvelliste vaudois .
Le professeur Chantenoz savait combien Druey devait à Monnard et craignait que le premier, moins scrupuleux quant aux méthodes de gouvernement que le second, n’en vînt, par goût du pouvoir, à pervertir la doctrine libérale. Plus fortes, les craintes de Vuippens allaient jusqu’à percevoir chez Druey une tendance à l’autoritarisme par une mainmise habile d’un parti sur toutes les institutions. Le médecin déduisait ce danger
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