Rive-Reine
échange d’informations, faisait livrer des armes aux Polonais en rébellion contre l’occupant russe.
La justice anglaise se montrait sans pitié pour les espions des deux sexes. Ni policiers ni magistrats ni geôliers ne s’étaient laissé soudoyer. Ils eussent eux-mêmes risqué leur vie. Jugée après un court internement, Adrienne avait été conduite à la prison de Newgate, mise au secret et pendue en public, sans que les gens sachent qui elle était. On l’avait habillée en homme et, suivant la règle, le bourreau lui avait couvert la tête et le visage d’un bonnet de coton, lié les chevilles. Miska et Zélia, arrêtées en même temps que leur maîtresse, avaient été condamnées à la déportation. Lazlo, resté libre, avait tenté de faire évader Adrienne et s’était fait prendre alors qu’il essayait de pénétrer dans la prison, après avoir allumé un incendie à l’église voisine du Saint-Sépulcre pour mobiliser l’attention des gardiens. Arrêté à son tour, alors qu’il se hissait au moyen d’un grappin au mur de la prison, il avait étranglé ses gardiens et s’était enfui pour accomplir sa dernière mission : porter à Axel la lettre d’Adrienne et les souvenirs qu’elle lui destinait. Elle n’avait pas écrit au général Fontsalte pour ne pas le compromettre, au cas où Lazlo serait pris et fouillé. D’où la teneur étrange de sa lettre, sans nom ni adresse.
– Tu vas dormir au-dessus de l’écurie, dans la grange. Et, si tu veux rester ici quelque temps, tu peux t’installer. Je te donnerai du travail, proposa Axel, abasourdi par le récit détaillé du Tsigane.
– Je dois aller à Koriska. Faire rapport à Zichy de ce qui est arrivé. Peut-être elle me tuera parce que je n’ai pas su sauver sa fille. Ça, c’est bien possible, dit Lazlo avec une moue lamentable.
– Eh bien ! reste avec moi ! Ici, tu seras tranquille.
– Non, je dois aller à Koriska. Mais je ne veux pas y rester. Je ne veux plus courir partout, guetté par tout le monde. Si notre Bulebassa me laisse repartir, c’est ici, près de toi, que je reviendrai. C’est juré, je te dis.
Croisant l’index et le majeur de sa main gauche, tendus et écartés, sur l’index et le majeur, pareillement placés, de sa main droite, le Tzigane cracha dans l’espace ménagé entre ses doigts. Axel connaissait ce geste des Zigeuner pour sceller un serment. Il savait aussi qu’il ne convaincrait pas Lazlo de se reposer une nuit à Vevey.
– Je peux prendre ? dit l’homme en montrant le pain encore sur la table.
Axel acquiesça, ajouta un fromage, le reste du jambon séché et deux bouteilles de vin de Belle-Ombre. Le Tsigane fit disparaître le tout dans les vastes poches de sa houppelande, ramassa son bonnet et s’en fut dans la nuit, sans se retourner, laissant Axel Métaz à son chagrin.
Dans la chambre du maître de Rive-Reine, une lampe brûla jusqu’à l’aube. Axel sortit d’un tiroir le vieux cahier noir, Registre des rancunes , dont deux pleines pages étaient emplies, avec force détails et rancœurs, par tout ce qu’il avait reproché, au fil des années, à son étrange demi-sœur. Sans les relire, il arracha les feuillets, y mit le feu et les regarda se consumer.
Longtemps, il caressa du bout des doigts ou pétrit en pleurant la tresse brune, soyeuse et souple, que lui avait remise Lazlo. Axel se souvint des matins de Venise, quand il jouait avec les longs cheveux d’Adrienne, avant de les tresser, simple coiffure des jours ordinaires, ou de les relever en gerbes, construction corymbifère ne supportant aucun chapeau. Il retrouva ainsi la tendre et douloureuse émotion qu’éveillait en lui, avec des remords raisonnés, la nostalgie des étreintes vénitiennes.
Aujourd’hui, tout était pardonné. Il se plut à imaginer que le ciel devait offrir une place particulière à ces êtres qui, comme Adriana la Tsigane, brûlent leur vie à toutes les flammes de hasard, avec générosité, sans tenir compte des lois des hommes ni des règles édictées par les sermonnaires, interprètes outrecuidants d’un Dieu sans confident.
Combien lui parut soudain ironique et macabre l’effigie à tête de mort de saint Pertinent, suspendue à cette chevelure encore vivante ! Aux premières lueurs du jour, voulant se garder de tout fétichisme malsain, il déposa la relique dans son armoire, fit toilette et descendit seller
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