Rive-Reine
faire pour se protéger ? demanda Axel d’une voix lasse.
– D’abord, ne pas avoir de contact direct avec un malade. Ni baisers ni tendresse, bien sûr. Faire bouillir l’eau, ne manger que des légumes cuits, se laver les mains souvent, avec de la liqueur chlorurée du docteur Labarraque ou avec l’eau de Javel de M. Berthollet, dont on se sert déjà dans les casernes. Il faut désinfecter les vêtements, les vases de nuit, les couverts, tout ce qui a touché le malade. Le mieux serait d’isoler les cholériques, dit Vuippens.
– Comme des pestiférés ! s’indigna Axel.
– Comme des contagieux. Pas de sentiment, je t’en prie, avec ce fléau !
– On ne peut tout de même pas abandonner les malades ! Il faut bien les soigner ! dit Axel.
– Mais en prenant des précautions, Axel. Juliane a soigné son frère sans pratiquer une désinfection rigoureuse. Et, aujourd’hui, tu la pleures.
Laissant son ami à ses tristes pensées, le médecin tira de sa poche un flacon de liqueur du docteur Labarraque et se nettoya minutieusement les mains au-dessus du lavabo.
– Je te conseille d’en faire autant, dit Louis en tendant le flacon à Axel.
– Ça ne sent pas très bon, constata Métaz avec une grimace.
– Le choléra sent encore plus mauvais ! lança Vuippens.
Deux jours plus tard, tous les papiers officiels nécessaires au transport des cercueils d’Anicet et de Juliane Laviron étant arrivés, les deux amis se mirent à la recherche d’une grande voiture. Plusieurs loueurs se récusèrent en apprenant qu’ils auraient à transporter deux bières contenant des victimes du choléra. Le docteur Vuippens eut beau expliquer que les corps étaient enfermés, comme sertis, dans des bières de zinc, hermétiquement closes, les professionnels ne voulaient rien entendre. Axel finit par traiter, avec la Compagnie des Messageries générales, la location d’une diligence de luxe pour un prix exorbitant. Les sièges de deux des trois compartiments de la voiture furent enlevés, pour faire place aux cercueils, et les rideaux tirés. Le loueur tenait, en effet, pour la réputation de la maison, dont les voitures passaient pour les plus rapides et les plus confortables, à ce que les passants ne puissent en aucun cas se douter que l’une d’elles était, même provisoirement, transformée en corbillard. Les deux amis s’assurèrent aussi des services d’un excellent courrier qui, précédant l’attelage de plusieurs heures, établirait les relais.
Ce voyage de Paris à Genève, sous le soleil de mai, déjà estival, au milieu des champs et des bois d’un vert frais, dans une voiture enlevée par six chevaux, Axel Métaz ne devait jamais l’oublier. Roulant jour et nuit, avec seulement une demi-heure d’arrêt de temps à autre, pour prendre un repas, les voyageurs couvrirent en soixante-dix heures la distance de Paris à Genève. En franchissant le col de la Faucille, quand apparut au loin le Léman bleu dans le cirque des montagnes familières, Axel se demanda si Pierre-Antoine Laviron guettait dans sa longue-vue, sur la terrasse de sa villa de Cologny, l’apparition de la voiture qui transportait les dépouilles de ses enfants, comme il avait guetté, avant que le télégraphe optique ne rendît ce guet inutile, le signal codé du postillon qui annonçait au banquier la tendance de la rente à Paris.
Le courrier, envoyé en éclaireur à Genève, avait eu le temps d’organiser, avec les Laviron et les pasteurs, l’accueil des morts. C’est aux Pâquis qu’Axel retrouva Pierre-Antoine et sa femme. Dans leurs vêtements de deuil, les époux Laviron, entourés d’amis, offraient des visages défaits. La dignité de leur maintien émouvait plus que s’ils se fussent abandonnés à la manifestation de leur chagrin. Courageuse, M me Laviron dominait en public son affliction. Elle vint au-devant d’Axel et le remercia pour avoir accompagné les corps de ses enfants, ajoutant qu’elle et son mari le considéraient désormais comme membre de leur famille.
Nul doute qu’en de telles circonstances la foi profonde de ces protestants aux mœurs rigides les aidait à supporter une perte qui les affligerait jusqu’au jour où eux-mêmes quitteraient ce monde. La vie leur avait offert fortune et considération, biens accessibles. La mort leur dérobait l’irremplaçable bonheur de voir longtemps s’accomplir le destin de leurs
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