Rive-Reine
1819 ! commenta le professeur.
– Vous me rappelez fort opportunément ce que j’avais oublié. La semaine prochaine, les membres de l’Abbaye des vignerons, dont je suis, devront fixer la date de la prochaine assemblée générale. Si la décision d’organiser la fête est confirmée, nous aurons fort à faire dès le printemps prochain. Car, si fête il y a, nous la ferons plus belle que celle qui bouleversa tant nos vies, Martin.
À ce rappel du drame de 1819, Chantenoz baissa la tête, boudeur, puis s’arrêta et frappa le fourneau de sa pipe sur son talon, pour évacuer le tabac consumé.
– Allons, ne faites pas cette mine ! dit Axel en lui tapotant l’épaule. De votre indiscrétion éthylique d’autrefois, des bonheurs sont nés. Ma mère a épousé Blaise, l’homme qu’elle aimait. La voilà marquise de Fontsalte. Guillaume a fait fortune en Amérique, où il a fondé un heureux foyer. Ma sœur Blandine est l’épouse d’un futur amiral. Même Flora a trouvé, à plus de cinquante ans, la joie de vivre en s’unissant à un général de la Révolution et de l’Empire, les deux choses qu’elle déteste le plus au monde ! Vous-même enfin, Martin, vous enseignez la philosophie et l’esthétique à l’Académie de Lausanne, ce que vous aviez toujours espéré, et vous caressez une femme de pasteur anglais, ce qui doit réjouir autant votre esprit que vos sens !
– Et toi, Axel, qu’en as-tu retiré ?
– L’acceptation de la solitude, Martin. C’est utile.
Le lendemain, le Léman porta Axel à Rive-Reine, où Alexandra l’accueillit avec de grands transports de joie. La fillette, qui aurait dix ans en novembre, offrait le regard doux et rieur de sa mère. Sa passion enfantine pour son parrain était manifeste. Rien ne lui plaisait plus que monter Ténèbre en croupe pour une promenade dans le vignoble, jouer aux dominos ou pêcher la fera, à bord de la Charlotte , avec Axel.
« Quand je serai grande, je me marierai avec toi », disait-elle parfois, ce qui amusait Pernette. Grâce à Chantenoz, l’orpheline savait plus de français et de latin que les meilleurs élèves du collège. Elle comptait bien, savait par cœur des poésies épiques et passait son temps à lire, pendant les absences d’Axel. « Tu vas t’user les yeux ! » disait Pernette. Quand Alexandra jouait à l’école, avec ses amies, elle s’attribuait toujours le rôle de l’institutrice. Souvent, Axel trouvait, sous sa serviette, des billets affectueux, qu’elle calligraphiait pour le simple plaisir de tracer des lettres et de construire des phrases.
Charlotte de Fontsalte estimait cependant que la petite manquait de manières. Un soir de juin, alors qu’Axel semblait remis des épreuves parisiennes, elle le dit à son fils.
– Une fillette de l’âge de ta filleule a besoin, non seulement, d’être instruite mais d’être éduquée. Or permets-moi de te dire qu’elle ne l’est pas. Chez toi, elle est élevée en garçon manqué. Elle court, elle saute, elle grimpe sur les murets en montrant ses cuisses. Elle mange trop vite et parle la bouche pleine. Je l’ai vue, tout à l’heure, manier un marteau comme un forgeron pour enfoncer un clou qui pointait de la barrière du jardin. Elle joue plus souvent aux billes qu’à la poupée. À un tel tempérament, une éducatrice est nécessaire. Alexandra a besoin de leçons de maintien. Elle doit apprendre à se coiffer autrement qu’avec des nattes qui lui battent les joues. Elle ne doit pas tenir sa fourchette comme une fourche et sa cuillère comme une pelle. Elle ne devrait pas, non plus, parler aux gens sur le ton d’un palefrenier qui s’adresse à son cheval. Les convenances s’apprennent, mon petit, comme le reste.
Axel se mit à rire en écoutant déclamer sa mère. Celle-ci, nullement rebutée par cette hilarité, poursuivit son discours :
» Naturellement, toi, tu ne fais pas attention à ces choses. Cependant, je te les ai apprises très tôt, grâce à quoi tu es parfaitement à l’aise partout. Bien sûr, tu es très occupé et je sais qu’Alexandra est, pour toi, une douce consolation. Tu ne vas pas jouer les pères fouettards quand vous passez un moment ensemble. Je le comprends. Et ce n’est pas non plus Chantenoz, qui sent la vieille pipe, ne cire jamais ses chaussures, attend que le vent le coiffe et jure en latin comme un aurige, qui va donner à Alexandra des
Weitere Kostenlose Bücher