Rive-Reine
Pierre Valeyres, doyen des convives, déclara en dépliant sa serviette :
– C’est ma dernière vendange, mes amis. Vous pensez bien qu’à quatre-vingt-un ans je serai plus là bien longtemps.
Ce préambule aux agapes déclencha de bruyantes dénégations de la part des auditeurs. Le vieux bacouni en goûta toute la sympathie.
– Pourtant, reprit-il, comme pour atténuer sa feinte résignation, avant de rejoindre Blanchod sur le plus haut parchet où l’on monte les pieds devant, j’aimerais bien voir la fête des Vignerons de l’an prochain. Ça ferait ma cinquième, puisqu’à ce jour j’en ai vu quatre.
– Quatre ! s’exclama l’épouse du pasteur, incrédule.
– Oui, madame. J’avais onze ans à la première, en 1762, et j’étais dans le cortège de Silène, la figure frottée de bouchon brûlé, pour faire nègre. En 1791, en pleine révolution, c’était la première fois qu’il y avait une fille dans la parade, sur le char de Palès. Moi, j’avais déjà quarante ans. Tout juste bon à faire un moissonneur parmi d’autres. Et en 97, pour la dernière fête du siècle, je conduisais l’attelage de bœufs d’une déesse antique, qui n’était autre que M lle Charlotte Rudmeyer, la maman de M. Axel, ici présente.
On applaudit à cette évocation et Charlotte soupira.
– Eh oui, père Valeyres, j’avais seize ans ! murmura-t-elle.
– Et que faisiez-vous lors de la dernière fête, en 1819 ? demanda Samuel Fornaz.
Le successeur de Blanchod ignorait que certains convives n’auraient guère apprécié que Pierre Valeyres rappelât les événements auxquels il avait assisté à cette époque. Mais les craintes des initiés se révélèrent sans objet. Pierre Valeyres, sous des dehors rustauds, cachait un esprit plein de tact et de sensibilité. Ayant vécu en août 1819, sous les voûtes du carnotset 2 de Guillaume Métaz, le drame d’une famille qu’il considérait comme sienne, le vieil homme avait volontairement arrêté son énumération aux fêtes du siècle précédent. Il s’en tira par une réponse à la vaudoise.
– En 19 ? J’ai rien fait. J’ai regardé passer la parade… comme un touriste ! dit-il en levant son verre avec un clin d’œil à Chantenoz.
Au cours du dîner, mis en verve par le vin de Belle-Ombre, Martin Chantenoz, qui excellait dans l’anecdote et le potin, raconta que M. de Chateaubriand séjournait actuellement à Genève en compagnie de sa femme et de sa maîtresse, M me Récamier.
Vuippens se récria aussitôt que la belle Juliette Récamier ne pouvait avoir d’amant, pour une raison connue des médecins.
– Vous savez bien, général, que les médecins se trompent quelquefois. En tout cas, le bruit court dans les salons de Genève, où M. de Chateaubriand est reçu avec ces dames, qu’il a été le premier à faire connaître l’extase amoureuse à… l’impénétrable Juliette, dit Chantenoz, ironique.
– Martin, ne sois pas salace et dis-nous plutôt ce qui conduit une nouvelle fois le poète en Suisse, intervint Charlotte, voyant l’air pincé de l’épouse du pasteur.
– C’est le choléra, mes amis, qui lui a fait fuir Paris. Il a expédié Céleste, la patiente épouse si bien nommée, à Genève, et donné rendez-vous, le 27 août, à la maîtresse, à Constance. De là, le 29 août, ils ont tous deux rendu visite à la reine Hortense, à Arenenberg, avant de rejoindre M me de Chateaubriand. Toujours avec M me Récamier, il a voulu, il y a quelques jours, revoir Coppet où ils se sont rencontrés dans le salon de M me de Staël. L’ami qui les a accompagnés m’a dit que le poète avait médité un moment devant le lac, tandis que M me Récamier, qui n’eût pas existé sans Germaine de Staël, entrait seule dans l’enclos, pour se recueillir devant le caveau muré où la châtelaine de Coppet repose, aux pieds de ses parents.
– Est-il exact que les Necker sont immergés dans une cuve de marbre, pleine d’esprit-de-vin ? demanda Claude Ribeyre de Béran.
Ce fut le pasteur qui répondit :
– Tout le monde sait cela au pays de Vaud, général. Ce curieux ensevelissement fut une volonté de M me Necker, née Suzanne Curchod, fille de pasteur, je vous le rappelle. On m’a dit – mais est-ce exact ? – que chaque année, avec la plus grande discrétion, la famille fait ajouter un peu d’alcool,
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