Rive-Reine
la possède, la vigne ne s’accommode ni de l’infidélité vacancière, ni des rendez-vous manqués, ni des deuils paralysants. Triste ou joyeux, alerte ou perclus, amoureux ou délaissé, quand les temps sont venus, le vigneron se doit à sa vigne.
Axel Métaz était reconnaissant à son défunt parrain de l’avoir uni à son vignoble. Simon Blanchod l’avait initié aux mystères de Bacchus et de Cérès, obligé, quel que fût le temps ou l’humeur, à travailler sur les parchets. Blanchod disait : « Vois comme un cep de vigne ressemble – tortu, cagneux, noueux, difforme qu’il est – à la mandragore, le bois des sorcières. »
La magie verte de la vigne rendit au maître de Rive-Reine et de Belle-Ombre, anéanti par une fatalité mortifère, confiance dans les forces de la vie. Quand vint le temps de la vendange, à l’automne 1832, Axel Métaz, même s’il éprouvait encore, certains soirs de solitude, un sentiment poignant d’abandon et de vide, avait reconquis, par la grâce d’une bienfaisante théurgie, assurance et espoir.
En juillet, était mort à Schönbrunn le duc de Reichstadt, fils de Napoléon I er , roi de Rome sans trône. Les bonapartistes portaient, avec un brassard noir, le double deuil de Napoléon II et de leurs espérances.
Axel ne fut pas étonné d’apprendre que Blaise de Fontsalte et Ribeyre de Béran avaient fait célébrer une messe à Lausanne, pour le repos de l’âme de l’aiglon. En arrivant à Rive-Reine, au matin du ressat des vendanges, les deux généraux commentèrent la fin du duc de Reichstadt.
– On le savait malade, on l’avait cru guéri, mais en faisant manœuvrer son bataillon, par une matinée d’hiver glaciale, il a été saisi d’un refroidissement. Ni le printemps ni l’été n’ont pu rendre la santé au poitrinaire, dit Blaise.
– Marie-Louise, duchesse de Parme, sa mère, était à son chevet, le 22 juillet à cinq heures, quand le fils du dernier César a rendu l’âme, précisa Ribeyre.
Pour certains bonapartistes exaltés, le duc de Reichstadt avait été empoisonné sur ordre de Metternich, ce que démentaient les médecins et les témoins de la maladie aux multiples rechutes qui avait emporté le jeune homme. Un diplomate digne de foi avait rapporté aux grognards du café Papon les dernières paroles désespérées du prisonnier de Schönbrunn : « Ma naissance et ma mort : voilà donc toute mon histoire. »
Plus tard, autour du pressoir, dans les effluves douceâtres de la grappe meurtrie, après que le dernier char eut été allégé de la dernière brante, Axel donna l’ordre de servir la verrée qui, suivant la tradition, achevait la vendange et ouvrait le ressat. Aussitôt, vendangeurs, vendangeuses, charretiers, brantiers, porteurs de bossettes, oubliant soudain fatigue, reins brisés, mains douloureuses, se mirent à rire et à chanter. Puis tous allèrent en courant faire toilette pour le banquet que l’on servirait sur de longues tables couvertes de draps blancs, dressées dans la cour de Rive-Reine. Jour de gloire et d’angoisse pour Pernette, qui présidait aux fourneaux, assistée par les épouses des uns et les filles des autres.
Sur la terrasse de sa maison, côté lac, Axel Métaz accueillait, avec ses intimes, le pasteur et les membres du conseil communal, qui, pour ne vexer personne, devaient se disperser entre les différents ressats offerts par les vignerons. La conversation revint sur la mort du duc de Reichstadt. Quelqu’un prononça le nom de Louis Napoléon. Le prince, rentré d’Italie, se trouvait maintenant en Angleterre où son oncle, l’ex-roi Joseph, revenu d’Amérique, avait convoqué ses frères Louis et Jérôme, qui vivaient en Italie. Louis, ne voulant pas se déplacer, avait délégué son fils, et Jérôme ne s’était pas dérangé.
– Louis Napoléon a la voie libre, maintenant que son cousin, en qui les anciens de l’Empire voyaient Napoléon II, n’est plus, constata Ribeyre.
– Mais les frères de Napoléon I er sont encore vivants, hasarda Charlotte.
– Le père et les oncles de Louis Napoléon ! Ils n’ont ni l’envie ni le courage de postuler à la succession du duc de Reichstadt, mon amie. Celui qui aurait pu y prétendre, le frère aîné de Louis Napoléon, autre neveu de l’empereur, est mort l’an dernier, en Italie, vous le savez. Non, comme Ribeyre, je pense que le fils cadet
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